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Venise est une formule de l'être

À quatre-vingt-deux ans passés, Marcelin Pleynet, poète reconnu, essayiste traduit, diariste au long cours, professeur titulaire pendant dix ans de la chaire d’esthétique aux Beaux-Arts, auteur d’une œuvre forte d’une cinquantaine de titres, pourrait se borner à aspirer au confort des hommages, mais il n’en est rien. Comme aux temps héroïques de Tel quel, la remuante revue d’avant-garde dont il était le secrétaire de rédaction à trente ans, il revient au contraire aujourd’hui avec un « roman », ce Retour, dont la verdeur étonne…
À quatre-vingt-deux ans passés, Marcelin Pleynet, poète reconnu, essayiste traduit, diariste au long cours, professeur titulaire pendant dix ans de la chaire d’esthétique aux Beaux-Arts, auteur d’une œuvre forte d’une cinquantaine de titres, pourrait se borner à aspirer au confort des hommages, mais il n’en est rien. Comme aux temps héroïques de Tel quel, la remuante revue d’avant-garde dont il était le secrétaire de rédaction à trente ans, il revient au contraire aujourd’hui avec un « roman », ce Retour, dont la verdeur étonne…

Dans ce curieux ouvrage, Venise est immédiatement bien plus que le cadre de l’action romanesque. Pour le narrateur, c’est une formule de l’être, libre et disponible : « tout ici respire une histoire de l’architecture, lumineuse et hors du temps, qui invite, sans autre raison, à s’y attarder plus qu’il n’est raisonnable ». La ville a la réputation d’être envahie par les touristes ? Il sait ne pas les voir et n’a pas son pareil pour traverser les foules en restant à la porte d’une église où il est entré pour admirer un beau pavement. Ne voyons pas, cependant, dans cet éloge de la cité des Doges une fixation fétichiste sur un espace géographique particulier. Au contraire, l’arrivée d’un groupe d’Asiatiques campo Santa Maria permet d’ouvrir le plus long chapitre, au cœur du livre, à l’évocation d’un voyage en cette Chine perçue par le locuteur dans une profonde analogie avec la cité lacustre : « L’espace, tel que semblent le vivre les Chinois, n’est pas totalement étranger à la façon dont les Vénitiens occupent le leur […] dans une sorte de vacance amoureuse, familière, fébrile et encombrée ». Et c’est de cet Empire du Milieu, « au milieu du chemin de [sa] vie », que le narrateur a rapporté cette conviction qui l’anime toujours au moment où sa famille surgit : « L’homme accompli ne raccompagne pas ce qui s’en va, ne se porte pas au-devant de ce qui vient, il accueille tout, ne conserve rien, et de ce fait embrasse les êtres sans jamais subir de dommages. » 

Lui est un écrivain un peu âgé vivant à Venise et qui s’emploie à ce moment-là à revoir les Titien de la cité des Doges afin de prolonger une de ses études sur la peinture. Et sa famille qui arrive sans qu’il l’ait prévu ou voulu, c’est d’abord un fils, Fabrizio, qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais vu, et son propre frère, à qui ne le lie aucune complicité. Il les voit, donc, puisqu’ils le veulent, il entend leurs plaintes, puisque les familles se plaignent (et la famille n’est sans doute que le premier cercle d’un enfer bien plus vaste). Il est même, un temps, curieux de savoir qui ils sont vraiment, mais d’évidence il préfère la compagnie des peintres ou des musiciens… Certes, les deux plus jeunes, son fils et sa nièce, le troublent davantage qu’il ne le voudrait, parce que l’existence ne les a pas encore assignés à résidence et parce qu’ils s’intéressent tous deux, dans une certaine mesure, à la peinture : Valentine, la nièce, suit des études d’art et son fils tient à se signaler à son père en lui envoyant  une étude sur La Baignade de Picasso du Guggenheim de Venise. C’est une sorte de roman familial freudien plaisamment inversé qu’a ainsi conçu l’auteur : il ne s’agit plus d’un fils s’interrogeant sur ses origines peut-être fabuleuses mais d’un père sondant l’avenir de sa descendance directe ou collatérale… L’aventure prend un tour encore plus particulier quand le narrateur apprend que son fils a mis enceinte sa nièce et qu’ils ne veulent pas garder l’enfant. Va-t-il donner la somme qui leur manque pour une opération en Suisse ? Il est un temps tenté : « Je n’entretiens pas des rapports tels avec cette famille, que la possibilité d’en interrompre ainsi le cours ne me soit pas d’une certaine façon fort agréable… » Provocation ? Plutôt refus de considérer qu’en donnant la vie on contracte quelque dette que ce soit. Pendant qu’il hésite, c’est son corps qui répond : au beau milieu de l’intrigue familiale, il est victime d’un AVC et fait le mort pour sa famille pendant un an.

Pourtant, parler de l’ouvrage en ces termes ne lui rend pas justice. De même que le narrateur veille à ne pas s’engluer dans des relations familiales qui ne le concernent pas, de même l’auteur prend soin d’éviter les écueils des intrigues convenues et des péripéties programmées, pour relancer régulièrement le rythme narratif. On est dans la Sérénissime, là où la ligne droite n’existe pas et où l’on passe très vite d’un quartier à l’autre, où l’on ne cesse de franchir des ponts, des passerelles et où l’on n’arrête jamais, non plus, d’évoluer entre les genres littéraires, abordant tantôt une méditation esthétique qui aurait sa place dans l’un des volumes de son Journal, tantôt un passage se rapprochant de très près de la poésie avec cette écriture si particulière faite de phrases courtes, allusives, pleine de points de suspension aérant des paragraphes de deux ou trois lignes seulement. Les plus belles pages et les plus nombreuses seront logiquement celles qu’il consacre à sa méditation. En poète qu’il est, il lit et remplit des carnets. Les noms défilent, Mozart, Monteverdi, Baudelaire et Georges Blin, Heidegger… Ces références constantes pourraient sembler intempestives mais ce sont aux yeux du narrateur des œuvres vivantes. « Rimbaud pouvait-il connaître le mot d’Eschyle : ″À l’écart des autres, seul, je pense ainsi″ ? », s’interroge alors celui qui veut être seul à Venise, faisant retour sur la mètis, cette ruse de l’intelligence dont on use pour vivre avec les autres.

On est dans la réflexion, on est dans la fiction, on est parfois aussi dans l’autofiction ou l’autobiographie, peu importe, on est à Venise, et Le Retour ce sera l’histoire d’un homme qui revient à Venise, à la vie, à lui-même, après avoir frôlé la mort. C’est bien plus qu’un roman, c’est une aventure intellectuelle, joyeuse, heureuse.

Thierry Romagné

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