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À bas toutes les armées !

Aris Alexandrou, dont je ne connaissais ni le nom ni l’œuvre, présente une sorte de figure exemplaire d’exilé. Né en 1922 à Petrograd, devenu Leningrad deux ans plus tard (redevenu Saint-Pétersbourg depuis 1991) d’un père grec et d’une mère russe, il vit un premier exil à huit ans, en 1930, quand ses parents abandonnent la Russie pour la Grèce. Communiste, il participe activement à la lutte, un temps victorieuse, des partisans grecs contre l’invasion des troupes de l’Allemagne nazie à partir de 1941, mais se retrouve empêtré dans les démêlés fratricides qui opposent entre elles les diverses factions de résistants et le paie de plusieurs séjours en prison de 1944 à 1958, avant de fuir la Grèce en 1967 au moment du putsch des colonels et de connaître un second exil en France, où il meurt en 1978.
Aris Alexandrou, dont je ne connaissais ni le nom ni l’œuvre, présente une sorte de figure exemplaire d’exilé. Né en 1922 à Petrograd, devenu Leningrad deux ans plus tard (redevenu Saint-Pétersbourg depuis 1991) d’un père grec et d’une mère russe, il vit un premier exil à huit ans, en 1930, quand ses parents abandonnent la Russie pour la Grèce. Communiste, il participe activement à la lutte, un temps victorieuse, des partisans grecs contre l’invasion des troupes de l’Allemagne nazie à partir de 1941, mais se retrouve empêtré dans les démêlés fratricides qui opposent entre elles les diverses factions de résistants et le paie de plusieurs séjours en prison de 1944 à 1958, avant de fuir la Grèce en 1967 au moment du putsch des colonels et de connaître un second exil en France, où il meurt en 1978.

La Caisse, unique roman de ce poète et traducteur, écrit en grande partie dans notre pays, est un texte à tous égards hors normes, un récit drolatique, d’un humour noir éclatant. Il est censé avoir été rédigé dans une cellule obscure par un prisonnier lambda à qui un « camarade juge d’instruction » fournit chaque jour un lot de papier destiné à recevoir sa version de la mission secrète à laquelle il a participé avec trente-huit autres combattants (ou plutôt trente-trois, car cinq des hommes de confiance choisis au départ ont été exécutés avant celui-ci pour des raisons qui resteront mystérieuses).

Mystérieux, d’ailleurs, sont la plupart des tenants et aboutissants de cette ténébreuse affaire dont le prisonnier en préventive, qui a seul survécu aux péripéties (accidents, maladies, coups de main) d’un trajet incompréhensible imposé par l’autorité, ignore tout à fait les soubassements. Une bureaucratie « révolutionnaire », dont les caractéristiques principales sont la mutité, l’invisibilité et l’aptitude imprévisible à la mutation idéologique, a tout manigancé dans les moindres détails, et envoyé à la mort, sciemment ou non, des jeunes gens aguerris, parfois chargés de médailles.

Au début du livre, le garçon anonyme qui noircit fébrilement du papier dans l’espoir de faire comprendre pourquoi il est le seul à avoir pu apporter enfin à K. « la caisse » de fer soudée au chalumeau dont le contenu doit déterminer l’issue de la guerre – réussite extraordinaire qui se révèle, à l’ouverture du contenant, être un échec – affirme avoir des certitudes et pouvoir prouver que la mission a capoté à cause des agissements de « la fraction antiparti des dogmatiques ». À mesure qu’il progresse, de rectification en rectification, dans la mise à plat des détails qui ont entouré l’opération, on remarque toutefois que le ton qu’il adopte devient de moins en moins assuré.

Manifestement, la réalité même de l’aventure – pour ne rien dire de sa pertinence opérationnelle – lui échappe peu à peu. Il élargit alors son champ d’investigation au passé, émet une multitude d’hypothèses, va jusqu’à supposer que l’attaque au cours de laquelle les convoyeurs ont tué plusieurs « parachutistes » afin de protéger le chariot attelé de chevaux où était dissimulée la fameuse caisse, et subi eux-mêmes des pertes, ressemblait à un coup monté d’une « fraction » rivale. Mais le plus étrange est que ces doutes portant sur l’essentiel n’affectent pas le fonctionnement très particulier de sa pensée.

Il a échoué de peu à Polytechnique avant de se politiser à fond et d’opter pour la lutte armée. C’est donc avant tout un esprit positif, presque incroyablement ratiocineur et méticuleux. S’il modifie un point de son interminable compte rendu des faits, jusqu’à démolir parfois radicalement une assertion qui, deux jours auparavant, avait été donnée pour vérité absolue, il ne s’agit pas là à proprement parler de mensonge, bien que lui-même ne recule pas devant le mot. Plutôt, une volonté quasi scientifique de précision le pousse à corriger sans cesse le dossier qu’il expose, comme s’il importait d’abord pour lui de construire l’équation la plus démonstrative possible, et cela au prix d’un coupage de coupage de cheveux en quatre qui suscite chez le lecteur une sorte de rigolade angoissée.

À l’évidence, l’accusé (mais de quoi puisque dans un premier temps on l’a félicité ?) connaît sa propre valeur. Ne lui a-t-on pas confié avant l’action certaine « carte de visite » qu’il doit garder secrète sauf si quelqu’un la lui réclame abruptement, un inconnu de « l’organisation » ? C’est bien qu’il représente un rouage important du dispositif qui pourtant lui demeure opaque. Même la découverte ultérieure que cette carte contient, sur papier à cigarettes, un document chiffré dont les éléments, écrits à l’encre sympathique et rendus visibles par un révélateur, s’alignent sans produire aucun sens, ne suffit pas à le déniaiser entièrement. Car il croit toujours, et avant toute chose, à la grandeur de son devoir de communiste, y compris lorsque ce qu’on exige de lui est absurde ou odieux.

Un contraste formidablement détonant s’établit alors entre la maniaquerie avec laquelle il relate les faits auxquels il a assisté (dont il invente peut-être certains, mais je crois en petit nombre, cet homme est un véritable exécutant, l’imaginaire n’est pas son fort) et l’impression de stupidité ou d’ignominie militaires que ces faits produisent.

Ainsi, pour que la population d’une ville libérée par les partisans soit reconnaissante à ceux-ci, on redonne aux habitants la jouissance de leur horloge municipale cassée par les bombardements en préposant des soldats au changement de position des aiguilles, effectué manuellement 24 heures sur 24, ce dont l’état-major se déclare pleinement satisfait : Les Gaîtés de l’escadron à la sauce grecque !

Mais le monde de Courteline se change en camp de concentration quand l’artisan, « un brave homme », chargé de souder la caisse est fusillé une fois son travail terminé, quand on ordonne aux « camarades » sélectionnés pour la mission caisse d’exécuter cinq d’entre eux sans leur dire ce qui leur est reproché, quand, sur la route, compliquée à plaisir par l’autorité, qui doit conduire la caisse de N. à K, les membres du commando sont « cyanurés » l’un après l’autre ou contraints au suicide pour un bobo qui les retarde, ou quand un vieux gardien de ruines antiques meurt d’avoir dû escalader une colonne de marbre en s’aidant péniblement d’une corde.

Cet étalage de crétinerie et de crime ne s’inscrit pas dans une parabole générale sur la méchanceté humaine, et moins encore sur le péché. Contrairement à des suppositions critiques, La Caisse ne présente aucune couleur kafkaïenne. Aucune trace, même subliminale, de conflit métaphysique dans ce texte terre à terre. Il ne s’y agit pas d’un débat élevé entre créature et Créateur. En fait, dans La Caisse, au titre volontairement trivial, jamais nous ne quittons le plancher des vaches de l’ici et maintenant, et d’un ici et maintenant daté, historicisé par des références exactes à tels épisodes de la lutte de l’ELAS (Armée populaire de libération nationale) au cours de l’été 1949 contre d’autres « fractions » du communisme réel.

D’ailleurs, presque nulle part le héros, en bon soldat obtus qu’il est, ne se pose la question de la légitimité morale des moyens que ses supérieurs utilisent ou de celle des actions qu’il est lui-même amené à cautionner. Intoxiqué par la discipline, il ergote longuement et se tourmente pour savoir si un jeune engagé qu’il a trouvé endormi alors que celui-ci était de garde n’aurait pas dû être dénoncé par lui et dûment fusillé pour l’exemple. Est-il complètement insensible, a-t-il l’âme épaisse et veule d’un kapo d’Auschwitz ? Non, plusieurs détails le prouvent, notamment quand il retrouve mutilée Réa, son amoureuse.

Mais voilà : jugulaire jugulaire, même quand il n’y a pas de jugulaire et que les partisans portent des savates de paysans. Il n’y a rien à comprendre ni à improviser, rien à espérer pour un troufion de base et toutes les armées se valent quand il revient à leurs membres d’assassiner, de torturer, une pratique totalement admise et même revendiquée par le héros de ce livre, un révolutionnaire sans remords (son combat n’est-il pas l’un des moins contestables qui soient ?). La Caisse, chef-d’œuvre libertaire, farce explosive à la fois drôle et sinistre, est un fameux pamphlet antimilitariste, une bombe à ricanements dont la puissance brisante ne fait pas long feu, malgré les années et leurs contextes politiques fluctuants.

Maurice Mourier

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