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A tâtons, les deux compagnons avancent

Pendant soixante-deux ans, Cécile Reims (née en 1927) et Fred Deux (né en 1924) ne se quittent jamais. Ils s’aiment ; ils s’entraident ; ils se soutiennent ; ils se réconfortent. Selon les moments, chacun a sauvé l’autre. Chacun a failli mourir. À plusieurs reprises, tous deux ont connu de très graves maladies (en particulier la tuberculose). Sans cesse, ils dialoguent. Et tous deux sont des créateurs vifs (1).
Cécile Reims
Tout ça n'a pas d'importance
Pendant soixante-deux ans, Cécile Reims (née en 1927) et Fred Deux (né en 1924) ne se quittent jamais. Ils s’aiment ; ils s’entraident ; ils se soutiennent ; ils se réconfortent. Selon les moments, chacun a sauvé l’autre. Chacun a failli mourir. À plusieurs reprises, tous deux ont connu de très graves maladies (en particulier la tuberculose). Sans cesse, ils dialoguent. Et tous deux sont des créateurs vifs (1).

Cécile Reims aime écrire et graver. Après avoir vécu sa petite enfance en Lituanie dans une famille juive traditionnelle, elle arrive en France en 1933. Peu après la Libération, elle s’engage dans l’armée clandestine juive et se rend en Palestine. Elle reviendra en France pour se soigner de la tuberculose. En 1951, elle rencontre Fred Deux ; ils vivent ensemble malgré l’opposition de son père et de sa tante. Quand elle souffre et combat dans le sanatorium, la tendresse et le courage de Fred l’aident.

À des moments de grande pauvreté, Cécile peut vivre grâce à des tissages très inventifs que tels couturiers admirent et vendent. Puis elle va rencontrer Hans Bellmer. De 1950 à 1960, Cécile avait employé la gravure au burin et avait gravé des œuvres originales. De 1967 à 1975, Cécile sera le graveur-interprète de Bellmer qui a toujours admiré la précision délicate de celle qui respecte avec rigueur les dessins de Hans. Plus tard, Cécile sera aussi le graveur-interprète de Fred Deux et de Leonor Fini.

Les gravures personnelles de Cécile Reims se sont toujours situées à une très grande distance des dessins de Bellmer et de Fred Deux. Avec originalité, avec exigence, elle donne à voir les roches exilées, la Grande Muraille qui cerne et délimite, les déserts, le minéral, la chaleur redoutable, le sec, l’aride. En 2006, elle grave des Forteresses de paille ; elle regarde des accumulations de bottes de paille dans les prés fauchés ; elle imagine des citadelles éphémères et fragiles, des nefs altières, des temples qui s’adressent à des divinités inconnues et peut-être inexistantes. Dans telle Forteresse de paille, elle met en évidence des interstices, des plaies (qui supposent certaines entrailles obscures), des fentes, des lèvres entrebâillées, des failles, des orifices, des déchirements.

Tu lis, en 2014, un beau livre précis et affectueux de Cécile Reims, Tout ça n’a pas d’importance. Sur la couverture de cet ouvrage, tu perçois une Forteresse de paille. Cécile médite face à la vie d’un couple solide et tendre. Fred Deux et Cécile sont différents par leurs styles opposés, par leurs goûts souvent divergents, par leurs choix dissemblables. Ils sont unis ; ils se sentent proches et ne se ressemblent pas du tout. Leurs passions et leurs humeurs n’ont rien de commun. Tous deux, ensemble, pendant plus de soixante ans, inventent les jeux variés et imprévus de leurs imaginations. Chaque jour, ils savourent les nouvelles phrases rythmées et des dessins inaccoutumés ; ils jouent avec des formes inattendues, avec des textes neufs.

Agés, parfois souffrants, Fred et Cécile résistent, luttent, créent. Un couple serait, en quelque sorte, une « forteresse de paille ». Tantôt instable, tantôt chancelant, tantôt invulnérable et vigoureux, ce couple persévère à être. Cécile écrit : « Le brouillard s’épaissit et s’accroît mon sentiment d’urgence. Alors que ne l’éprouve plus mon compagnon qui avance en somnambule, sûr de son pas, au bord de l’abîme, compagnon de route depuis soixante-deux ans. » Tous deux cheminent ensemble : « Côte à côte ou l’un derrière l’autre qui le guidait. Pas à pas. À tâtons parfois, chacun poursuivant et découvrant au fur et à mesure de ce long cheminement son rêve intérieur en perpétuelle formation. »

À tâtons, les deux compagnons avancent vers une direction flottante. En 1938, dans une lettre, Samuel Beckett écrit : « ça va, sans que je sache vraiment où ». Aujourd’hui, pour Cécile, pour Fred, pour Gilbert Lascault, ça va sans que nous sachions vraiment où.

Parfois, Cécile exprime, avec précision, ses doutes : « F. me disait souvent : Je crois avoir rempli mon contrat. Lui peut l’affirmer librement. Pour moi, je n’en suis pas aussi convaincue. […] Alors que, si je n’avais pas rencontré F., j’aurais été un être éparpillé, toujours en quête d’autres voies, d’autres lieux prometteurs, sans fil d’Ariane ». Cécile s’interroge sur son moi : « La faille entre je et moi ne s’est comblée que par intermittences. Et jamais de mon fait. […] Je s’est toujours méfié de moi, et inversement. » Elle combat dans une vie difficile : « Je me bats et me débats à travers des romans, bousculée par des rapides, entraînée par les chutes. À contre-courant. À contre-temps. » Elle a des obligations, des devoirs, des tâches : « Depuis toujours, je dois […]. Responsabilité née peut-être il y a bien longtemps, dans mon enfance ». Elle est attentive, vigilante : « Je guette et ne vois rien. Spectatrice aveugle mais pas encore tout à fait impuissante j’abandonne certains possibles. » Fred est plus « dégagé » que Cécile, plus « détaché ».

Cécile Reims écoute les conseils de Fred, homme libéré ; il est hostile à toute entrave, à toute contrainte. Cécile cite une phrase simple de Fred quand il laisse à ses pieds ses dessins, des « feuilles » ; Fred affirme : « ça n’a pas d’importance ». Rien n’importe, sauf la liberté.

Fred a aussi murmuré : « J’ai toujours été un peu fou, je le suis davantage maintenant, pas de quoi faire un drame. » Fred redoute, chaque jour, un tarissement de la création ; mais il a peint plus de six mille œuvres pour dessiner des paysages troublants… Après une chute, Fred est allongé sur un lit d’hôpital, relié par différents tuyaux à une machine bruyante. Il est en colère quand ses poignets sont attachés aux montants du lit ; il dit à Cécile : « Prisonnier et cette conne de machine qui n’arrête pas de sonner, mais arrête-la, toi, bon dieu »… Fred feuillette un de ses catalogues et s’interroge : « C’est quoi ça ? - Tes dessins. - C’est moi qui ai fait ça ? Je ne comprends pas… » Et, un peu plus tard, il revient à sa table et dessine ; sa table est son garde-fou, il a alors une « provision d’avenir » … Tel jour pénible, Fred veut partir tout de suite ailleurs ; Cécile pleure, puis Fred vient vers elle et s’excuse : « Ne pleure pas, j’ai dévissé, il faut comprendre, ça m’arrive… »

Un jour, Cécile tire Fred, amorphe, de sa chaise et l’entraîne dehors ; ils regardent le paysage des grives, leur migration. Les deux compagnons regardent les oiseaux : « Un peu étourdis aussi l’un et l’autre, nous appuyant l’un sur l’autre. Éperdus de tendresse et d’admiration. »

Ou bien, « hier soir, fermant les volets », Fred appela Cécile, avec un sourire : « Viens regarde, elle est déjà là ». Elle, c’est une étoile solitaire, un éclat de diamant d’une intense luminosité dans les ténèbres.

  1. En 1958, Fred Deux a envoyé à Maurice Nadeau un énorme manuscrit, La Gana, une épopée de l’enfance douloureuse, une révolte. Depuis 1958, Fred Deux, Cécile Reims et Maurice Nadeau ont été des amis fidèles.
Gilbert Lascault

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