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Dans les années 1970, Métal Hurlant (1975-1987) et (À suivre) (1975-1997) renouvellent et bouleversent le graphisme et donnent à lire des récits subversifs. Adressées à des adultes, ces revues traduisent les changements des mentalités, des mœurs, des cultures mouvantes, des musiques autres.

EXPOSITION

La Bande Dessinée fait sa Révolution...

Métal Hurlant (1975-1987)

(A suivre) (1978-1997)

Musée de la bande dessinée, 121 rue de Bordeaux, 16000 Angoulême

28 juin-26 octobre 2014

 

Livre-Catalogue de l'Exposition

Sur une idée originale de Michel-Edouard Leclerc et Jean-Baptiste Barbier, Jean-Pierre Dionnet et Benoït Peeters

Entretiens avec les artistes

Fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la culture/Cité Internationale de la bande dessinée et de l'image, 304p., 45€

Dans les années 1970, Métal Hurlant (1975-1987) et (À suivre) (1975-1997) renouvellent et bouleversent le graphisme et donnent à lire des récits subversifs. Adressées à des adultes, ces revues traduisent les changements des mentalités, des mœurs, des cultures mouvantes, des musiques autres.

Les dessinateurs, les scénaristes proposent des images imprévues, des phrases nostalgiques et violentes, des romans graphiques, l’éclatement des cadres de la bande dessinée. En 1975, Métal Hurlant est un laboratoire qui voudrait transformer la bande dessinée franco-belge. Deux organisateurs de Métal Hurlant, Jean-Pierre Dionnet et Philippe Manœuvre, définissent leurs désirs et leurs projets. Selon Dionnet, né en 1947, « je crois qu’on a promu un mouvement artistique qui n’a pas de ligne, ni claire, ni crade, qui est de l’ordre du chaos ».

Il se souvient : « C’était une utopie. D’abord une utopie de science-fiction qui est devenue une utopie d’univers, qui cohabitaient parce que c’était l’air du temps après la fin du monde. […] Puis, l’aventure était finie. C’était un météore. On a fait un truc, un peu par hasard, sans savoir où on allait, sans comprendre où on allait, et on a créé un tout petit moment de magie qui reste. C’est un milliardième de milliardième de seconde d’éternité ».

Les lecteurs découvrent, alors, chaque numéro de la revue comme un instant magique qui révèle des espaces inconnus. Sur la couverture, le titre Métal Hurlant se dessine et tu vois les zigzags de la foudre… Philippe Manœuvre (né en 1954) admire les bandes dessinées de Druillet, de Moebius, d’autres ; il insiste : « l’idée, c’était qu’il fallait que l’on s’ébouriffe graphiquement. C’était une famille dysfonctionnelle, bizarre… C’était un journal protéiforme qui a changé plusieurs fois de visage. Les fans suivaient ; les petites filles savaient ; les parents hurlaient ; des gens qui avaient vu des « aliens » nous appelaient. Il n’y avait pas Internet, mais il y avait une communauté de mabouls qui étaient tous là ». Très tôt, Alain Resnais, Chris Marker, Federico Fellini, certains cinéastes américains, de jeunes dessinateurs sont fascinés par les robots, la science-fiction, le rock, les motards qui roulent dans un désert, les villes tentaculaires, les plaisirs et les douleurs.

Philippe Druillet (né en 1944) dessine avec exactitude le grouillement des êtres monstrueux, les héros aux yeux sanglants, les meutes des barbares errants, une cathédrale satanique qui se dresse sur un lac bleu sombre, les cafards habillés en noir qui deviennent des assassins et des anarchistes. Parfois, il s’approche du « Mystère des Abîmes ». Ou bien, deux humains obscurs s’immobilisent près des vastes piliers-arbres : « L’un était sombre comme la nuit et l’autre était redoutable ; il n’avait pas de nom et il buvait les âmes. » Druillet a contribué à des spectacles (Wagner Space Opéra, La Bataille de Salammbô)… « Le cœur est foudroyé par la beauté de Salammbô. » Et « les longues entrailles des hommes pendaient aux crocs d’ivoire des éléphants comme des paquets de cordages à des mâts »…

Ou bien, dans Le Garage hermétique (1977) de Moebius, « l’ingénieur Barnier s’est égaré dans le dédale des cavernes chantantes ».

Enki Bilal (né à Belgrade en 1951) représente en 1976 des aventuriers de la science-fiction : Exterminateur 17. Il explique : « Le rock vient se greffer à Métal Hurlant, le déclencheur de ce parfum de liberté… J’essayais de faire des volumes par la hachure à la manière de Gustave Doré… Je ne sais pas si je suis catalogué SF ou politique ».

Ou encore, Paul Grillon décrit Les Naufragés du temps (1977). Il imagine des hommes plongés dans un sommeil artificiel et préservés du vieillissement. Et dans des siècles, « les hommes de l’avenir sauront-ils recueillir les survivants du passé ? ». Alors, l’avenir peut être terrible.

Avec humour, loin de la SF, Frank Margerin (né en 1952) intervient dans Métal Hurlant. Apparaît (en 1979) Lucien, le « rocker » avec la grande banane au-dessus du front. Selon lui, « les bananes ont remplacé les antennes des Martiens ». Avec gentillesse et modestie, Frank Margerin note : « À travers ce personnage (Lucien), j’ai pu raconter des choses que j’avais vécues : des vacances à la plage, la patinoire, la piscine, les bars, les trains, l’autoroute. Tout était prétexte… Les gens ont l’air d’aimer. Ils sont presque émus quand ils me rencontrent ; certains offrent ma BD à leurs pères… Avec Moebius et Druillet, j’étais flatté d’être leur ami ; on se tutoyait ; eux, ils étaient un cran au-dessus. » Frank Margerin place dans ses dessins des détails, des clins d’œil : « Ça vient du dessinateur Dubout (de 1930 à 1950) ou des affiches des films de Pagnol (Marius ou Fanny)… C’est une petite trace que j’ai trouvée dans l’histoire de la bande dessinée. »

Et (À suivre) : cette revue (1978-1997) offre des récits, des fictions, des aventures, des incitations littéraires et graphiques. Jean-Paul Mougin (né en 1941) dirige l’équipe des artistes : Hugo Pratt, Jean-Claude Forest, Jacques Tardi, Schuiten, F’Murr, Sokal… Étienne Robial (né en 1945) a signé, avec rigueur et invention, la maquette, d’abord de Métal Hurlant, puis celle de (À suivre). Jean-Paul Mougin définit en février 1978 son projet : « (À suivre) présentera, chaque mois, les nouveaux chapitres de grands récits… Avec sa densité romanesque, (À suivre) sera l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature. » Dans les premiers mensuels, ce sera « l’option radicale du noir et du blanc », la victoire des rencontres violentes de l’obscur et du lumineux. Surgissent des romans dessinés qui succéderaient aux romans-collages de Max Ernst (par exemple La femme 100 têtes, 1929)…

François Schuiten (né à Bruxelles en 1956) imagine, avec son ami d’enfance Benoît Peeters, Les Cités obscures. Par exemple : La Fièvre d’Urbicande, Les Murailles de Samaris, Brüsel. Schuiten pense aux architectures aberrantes, aux jeux des équilibres et des instabilités, à des pouvoirs politiques.

Ou bien, Tardi illustre les quartiers inquiétants de Paris, ceux des romans policiers de Léo Malet et la guerre des tranchées de 14-18. Il invente de nouveaux mystères de la ville, les aventures fantastiques d’Adèle Blanc-Sec. Passent souvent les pluies, la neige, les longs escaliers, les ponts, les métros.

Ou encore le dessinateur argentin José Muños (né en 1942) et le Catalan Sampayo suggèrent des ambiances policières, des zones sinistres, le racisme aux États-Unis, un blues du Vietnam… Ou bien Milo Manara représente les corps dénudés, les fantasmes, un paquebot englouti… Ou aussi, Loustal (né en 1956) et Philippe Paringaux évoquent le Maroc des années 1930, les « cœurs de sable », des amours tristes et maussades : « La fille se déshabilla si vite que l’homme n’eut pas le temps de la désirer. » À l’aquarelle, Loustal peint les maisons blanches du Maroc près de la mer…

En 1986, Loustal publie Barney et la note bleue ; il montre un musicien de jazz, ses amours, la drogue, le besoin d’argent, les concerts. Ou bien, en 1980, Jean-Claude Forest donne à voir La Jonque fantôme vue de l’orchestre… Et, en 1983, Jean-Marc Rochette dessine un train du délire (Le Transperceneige) : « À travers gel et désolation, le train roule, il roule sans destination. La terre promise n’existe plus. »

Ou bien, en 1983, François Bourgeon choisit le médiéval. Avec ironie, il remarque : « J’étais dans le cliquetis des armures, toute sa bouffonnerie, cette quincaillerie des champs de bataille. » Il veut montrer, avant la Renaissance, le rôle des marchands, les beffrois contre les clochers, les civilisations qui bougent. Ou Bourgeon publie Les Compagnons du crépuscule (1988) ; en 1985, il décrit « les yeux d’étain de la ville glauque »…

Avec Alexandro Jodorowsky, François Boucq (né en 1955) : « Tu as vu, la montagne, elle est faite de cathédrales naturelles. On dirait un temple sculpté à même la roche. Les pierres, elles bougent. La montagne respire. Et circulent des millions de fourmis géantes. » Car, peut-être, les bandes dessinées de la fin du XXe siècle seraient souvent des montagnes qui respirent et frémissent.

Gilbert Lascault

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