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Apprendre à voir

Que porte le poète sur le seuil de son livre ? Apollinaire ou le « Transi » de Ligier Richier nous tendent leur cœur battant. Ici, plus modestement, « Il passe » devant nous « un oignon rouge / dans la main », avant d’évoquer plus loin « le gros cœur qu’on portait ».
Georges Guillain
Parmi tout ce qui renverse
Que porte le poète sur le seuil de son livre ? Apollinaire ou le « Transi » de Ligier Richier nous tendent leur cœur battant. Ici, plus modestement, « Il passe » devant nous « un oignon rouge / dans la main », avant d’évoquer plus loin « le gros cœur qu’on portait ».

Avec une majuscule comme un nom propre, même si on le rencontre aussi comme simple pronom de reprise, qui est ce « Il » ? On peut le lire comme le « je » de l’auteur, mis à distance, mais il comprend aussi le « nous ». Lecteurs, nous sommes ainsi invités à habiter les poèmes. La première partie, « Une histoire d’Il », nous raconte, au présent, les aventures de cet Il « dans l’extrême banalité // d’être ». Il se promène, regarde, écoute, voyage, découvre… Dans la seconde partie, « Quelques poèmes d’Il », Il écrit et lit. Georges Guillain tient à accueillir les lecteurs dans ses livres, et celui-ci s’achève par une douzaine de pages de notes destinées à faciliter l’entrée dans les poèmes, sans renoncer à ses exigences d’écriture.

Vers courts, longs, alternés, un mélange de souplesse et de dissonances, rythmiques et sémantiques, nous fait pénétrer dans son univers. Le poète, citant une romancière dont il nous invite à retrouver le nom, ambitionne de faire venir au jour « le lombric / vivant élastique et souple ». Cette description du vers idéal correspond bien à celle du lombric qui aère et nourrit la terre. Il nous place au cœur de cette volonté de trouver une autre manière de dire « les choses simples ».

La disposition des vers joue des suspensions, espaces ou souffles. Les mots parfois s’éloignent, s’isolent :

« Il
regarde aussi 

se former lentement

le mot

vivre »

Nous suivons le destin d’un homme parmi les autres hommes, un poète qui regarde

« son chemin pas avec la lampe qui
déforme sa poche / avec espoir / et même les jours
ordinaires quand après la fatigue de savoir
que rien ne lui a été donné spécialement
à vivre il s’enfonce 

dans la lenteur humaine »

Cette lenteur peut gagner la phrase, ralentissant son déroulement, par des compléments circonstanciels accumulés, une liste non close que des relatives peuvent à leur tour interrompre. Nous devons alors nous retourner sur la phrase pour retrouver ce qui l’a lancée : « Il prend le temps » de mettre à jour « les choses lentes » dispersées, vécues, que les sons rapprochent par un jeu d’assonances et d’allitérations : « visages / braillards barbes d’enfants blanchies », « deux pans lessivés de vieil ocre / de cinabre d’un peu de craie de crasse belle ».

En tête ou en fin de poèmes, parfois, des syntagmes en italiques déchantent  idiot sur le parking »), libèrent un espoir (« beauté des villes ») ou révèlent comme un dernier vers de haïku.

Dans ce troisième volume de sa trilogie[1], Georges Guillain prolonge ce qu’annonçait le titre du premier volume : Compris dans le paysage. Et l’on ne s’étonne pas de voir répétée la préposition « parmi ».

Poète, « comme un inverse kamikaze », comme un fantôme distingué de ses aînés par boitement à peine de vers désaxés :

« dans le décor Il reste
le nez en l’air pointé »

Devant cette « torre qui penche », peut-être celle de Pise, Il se penche en arrière, et le poème semble en faire autant. Or, si l’Art doit imiter la Nature, comme le prescrivait Aristote, c’est en adoptant les mêmes principes de développement, pas en la singeant[2]. Ce qu’Il cherche, c’est le sens dans le paysage.

Héros fatigué d’une épopée quotidienne mineure, Il connaît la chanson, « comment colorer les pommettes / et les trois teintes de la chair ». Le délitement, « dans une espèce de bonheur parmi des / épluchures », voisine les restes de splendeur, « tout l’or / ici de la cité ». Dans cette ville qui ressemble à Venise, que faut-il voir ? Les « détritus » qui flottent n’en disent-ils pas autant que les palais de marbre ?

« Il » « s’émerveill[e] » de petits incidents, de couleurs dérisoires :

« une joie
le retient tout au bord
inexplicablement »

Pour Georges Guillain, comme pour Jacques Darras, « écrire, […], c’est avant tout partir à la rencontre du monde[3] ». Les « Quelques poèmes d’Il » nous entraînent ainsi dans une géographie variée, des marais de Guînes du Pas-de-Calais au Turkménistan et au Congo, en passant par l’île de Reichenau en Allemagne et bien d’autres lieux. Mais le poète sait de quoi sont faits ces lieux, derrière ce qu’ils montrent. Ainsi au château de Lacoste, où vécut le marquis de Sade : « s’il se passe quelque chose dans ces ruines / on ne devine rien ». Ou encore « sur la crête de Vimy », « cote 145 », où tant de soldats sont morts, on observe une grande diversité de fleurs, parmi lesquelles les coquelicots. De quoi préparer de bonnes tisanes. À Berlin, Unter den Linden, le poème « Sous les tilleuls » – où se croisent Rimbaud, Mandelstam et Celan – rappelle qu’autour de cette avenue se trouvaient les principaux centres de décision de la barbarie nazie :

« on ne voit plus
biffés depuis longtemps
l’interminable remuement des corps sous les arbres 

qu’on décapite

un feu de feuilles seulement quelque part
quelle cour ? 

sous les branches qui pendent »

Les peintres, les poètes apparaissent dans le livre, sous forme d’allusions, de citations, d’épigraphes. Tous aident à voir ce que les yeux ne voient pas et permettent de ne pas s’arrêter aux apparences. La curiosité du poète l’amène à utiliser les connaissances scientifiques de la physique quantique comme de la psychologie cognitive et des neurosciences. Ainsi deux poèmes sont consacrés à la lecture d’un livre de Stanislas Dehaene qui remet en cause ce que nous percevons :

« osera-t-on écrire alors qu’on est heureux
qu’on est heureux là pris dans cette couleur
qui rebroussant maintenant de nos yeux
nous renverse comme sur un tapis de fleurs »

Le poète affirme sa présence au monde, ici même, alors que le défi de la description ne peut pas être tenu : trop de choses échappent, se cachent, tentent de se faire oublier. Il cherche la lumière et la mise en lumière. Il commence par ce qui paraît le plus simple, comme l’herbe, les fleurs, dont l’infinie diversité de dénomination lexicale l’enchante.

Les plantes vivent et croissent grâce à ce rien, les lombrics sous la terre. Le rien devient l’instrument de la quête, « un semblant de vers sous un semblant de prose ».

La lettre i s’incline dans certains mots, ver dans le vers : « lumière », « entière », « radieux », « miettes », « empiètent », « fouissent ». Est-ce « Il » qui se penche en arrière, à se renverser, pour mieux voir la tour de Pise ? Est-ce le signe que le sens reste à trouver ? Ou est-ce une lumière qui se glisse dans les mots pour les soulever ?

[1]. Cette trilogie compte Compris dans le paysage (Potentille, 2010), Avec la terre, au bout (Atelier La Feugraie, 2011) et le présent volume. 
[2]. Voir le texte de Carlo Ginzburg à ce sujet dans Po&sie n° 142 (4e trimestre 2012), p. 147.
[3]. Préface de Georges Guillain à L’Indiscipline de l’eau de Jacques Darras (Poésie/Gallimard, 2016), p. 9.

Isabelle Lévesque

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