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Article publié dans le n°1091 (16 sept. 2013) de Quinzaines

La méthode Arbogast existe et chaque spectateur ou lecteur la met en œuvre quand il contemple une toile ou un film, quand il lit. La preuve en est lorsqu’on lit "La Méthode Arbogast" de Bertrand de La Peine, à moins que ce livre ne soit l’œuvre de Valentin Noze, son héros. Un peu comme dans la publicité de « La vache qui rit », ou dans certaines histoires illustrées, filmées ou simplement mises en phrases, on est dans le doute.
Bertrand De La Peine
La méthode Arbogast
(Minuit)
La méthode Arbogast existe et chaque spectateur ou lecteur la met en œuvre quand il contemple une toile ou un film, quand il lit. La preuve en est lorsqu’on lit "La Méthode Arbogast" de Bertrand de La Peine, à moins que ce livre ne soit l’œuvre de Valentin Noze, son héros. Un peu comme dans la publicité de « La vache qui rit », ou dans certaines histoires illustrées, filmées ou simplement mises en phrases, on est dans le doute.

On saura donc à la fin de ce roman qui est l’auteur de cette méthode qui tient son nom du docteur Arbogast, spécialiste du traitement de la douleur par l’hypnose, et d’autres choses encore sur lesquelles nous ne nous attarderons pas. Ce médecin est l’homme que consulte Valentin après sa chute. Une chute qui en provoque d’autres, beaucoup d’autres, pour Valentin et pour les divers protagonistes de ce roman qui commence par une image banale : un chien lève la patte et pisse contre un réverbère. Valentin croise une fillette dont le ballon s’envole pour s’accrocher à la cime d’un arbre. N’écoutant que sa bonté, à peine réveillé, il grimpe dans l’arbre et chute. Le ballon s’envole, la fillette pleure, l’histoire commence. Des céphalées tenaces et douloureuses conduisent le héros chez son médecin de famille, un certain Pirette, dont la salle d’attente est décorée d’un clown trop célèbre de Bernard Buffet (on verra que ce peintre est le premier d’une très longue série, qui n’est pas anodine). Pirette constate que l’hippocampe, partie du cerveau qui stocke la mémoire, est légèrement écrasé. D’où le recours aux méthodes du docteur Arbogast. Outre les boules dont il se sert pour pratiquer l’hypnose, le savant se sert de la céruléine, une substance recelée par une variété de grenouilles. Il l’injecte à ses patients, leur projette des images, et les détend ainsi. Il fait plus encore puisqu’il les rend capables d’établir des connexions inédites, de provoquer même des effets synesthésiques assez proches de ceux qu’obtenait Des Esseintes dans À rebours de Huysmans. Valentin se sent mieux. À ceci près qu’il apprend de Sibylle, secrétaire du docteur Arbogast, que les grenouilles sont le produit d’un trafic mené par le terrible Dominique – Olivier Goubert, alias D.O.G. Ex-mercenaire, toujours malfaisant, D.O.G. vit de trafics d’animaux dénon­cés par l’association Libertalia dont Sibylle est membre, et qui a son siège sur l’île de Diégo-Suarez, non loin de Madagascar. Le président de l’association est un certain Rutledge dont on fera connaissance plus tard, très bientôt d’ailleurs puisque le rythme s’accélère. Repérée par D.O.G., Sibylle se fait enlever. Valentin part la sauver, se retrouve comme elle à Anvers et en route pour le repaire de D.O.G. tout près de Diégo-Suarez. Là se déroulera l’affrontement final entre le vaillant Rutledge et l’infâme D.O.G.

Ainsi raconté, et ce résumé se veut fidèle à l’esprit du roman, La Méthode Arbogast ressemble à une bande dessinée ou à la plus fidèle adaptation de Tintin : L’Homme de Rio de Philippe de Broca, avec Jean-Paul Belmondo et Françoise Dorléac. Pas de pause, pas de temps mort, de la fantaisie et des cascades. De Tintin, le roman a bien des traits. Bien que le lieu ne soit pas directement nommé, on reconnaît Bruxelles. On s’attendrait à croiser les Dupondt mais Arbogast comme Pirette ont quelque chose de Tournesol : l’obstination, le goût de ce qui est caché, par exemple. Rutledge emprunte beaucoup à Haddock : sa soûlographie le rapproche du capitaine à la voix tonitruante. Les motifs de cette addiction sont différents et Valentin doit subir le visionnage répété de la cassette vidéo sur laquelle Rutledge montre son mariage avec Soraya, à Dubaï, et la place que prend Virginia Woolf dans sa vie. Elle a ruiné sa relation avec la jeune femme et il ne s’en remet pas. La ressemblance entre Tintin et Valentin est moindre. Tous deux ont la chance de se remettre des chutes et de ne pas se blesser malgré les nombreux coups qu’ils reçoivent. Mais le héros de Hergé n’est pas sensible aux dames, la réciproque étant vraie, tandis que Valentin ne laisse pas indifférente Joanne, sa voisine chez Madame Kuypers leur logeuse, une jeune serveuse de Diégo-Suarez, et surtout Sibylle avec qui il passe un moment torride dans la demeure vide d’Arbogast.

L’art de Bertrand de La Peine s’apparente à celui du dessinateur, passant de case en case et utilisant les procédés du cinéma. Tel gros plan dans la rue nous montre les chaussures qu’arrose un bus, tel autre met en relief les détails peu esthétiques qui parsèment le physique des ménagères. Le trait clair de Hergé n’eût pas touché autrement. On passera sur des zooms, des travellings conduisant d’une case à l’autre (ou d’une séquence à l’autre) pour nous arrêter à ce que ce roman cache. Le découpage est très concerté ; chaque passage à la ligne crée de l’imprévu, relance la curiosité du lecteur.

Ce n’est pas tout, en effet, de rigoler, disait Zazie, convoquée ici et pas par hasard. Ce roman n’a rien d’une improvisation. Bertrand de La Peine propose pour commencer une belle galerie d’art. L’injection que subit une patiente d’Arbogast lui fait ouvrir la bouche tandis que sur un écran géant apparaît Le Cri de Munch. Plus loin, la côte de Diego Garcia ressemble à un Nicolas de Staël et la mer violette sous le ciel anthracite à un Rothko. Les références ne manquent pas, justifiées par le fait que Valentin est iconographe stagiaire et que la méthode Arbogast a réveillé toutes les potentialités de sa mémoire visuelle. Cette faculté n’est pas la seule. Arrivant dans la galerie de la Reine, le héros passe devant une confiserie et on pourrait écrire en titre « Olfactif » pour désigner le petit exercice de style auquel se livre le narrateur. On s’amusera aussi des jeux sur le double, de l’ambiguïté de certains mots. Ainsi de ces gouttes qui tombent lorsque Valentin chute la première fois. Sont-elles de sang ? D’eau ? Elles sont bonnes pour les bégonias. Le zeugme est la figure de style qui permet dans ce domaine toutes les fantaisies : Madame Kuypers, la logeuse de Valentin, qui participe à une émission de télévision dont elle disparaît un jour « avec une coquette somme ainsi que les coordonnées de deux ou trois techniciens de plateau ». On connaît aussi « allitération » et on entend ces adolescents qui « slaloment entre poubelles et poussettes, poteaux et pochetrons ». Et puis il y a les contrastes que n’aurait pas reniés l’un des maîtres de Queneau, qui en use dans Madame Bovary : au plus fort d’une scène d’amour, on entend les « modulations narquoises d’une chouette invisible ».

On ignore si Tintin est le surnom d’un Valentin ; on sait que ce prénom tient au cœur de Queneau, comme les chiens qui pissent, la fantaisie et l’esprit scientifique. C’est donc avec tout cela dans l’hippocampe qu’on lira ou relira La Méthode Arbogast, histoire de tout voir. 

Norbert Czarny

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