A lire aussi

Arman, l'homme armé

 Bien agencée et pensée par Jean-Michel Bouhours, robuste et élégante, l’exposition d’Arman (1928-2005) rassemble 120 œuvres bien choisies. Elle suggère les cases d’un damier. Elle donne à voir la multiplicité des objets, leur dégradation, leur rayonnement (1).

EXPOSITION et PUBLICATIONS
ARMAN
Centre Pompidou
22 septembre 2010 – 10 janvier 2011

 

JEAN-MICHEL BOUHOURS et coll.
ARMAN
catalogue-livre
Éd. Centre Pompidou, 360 p., 300 ill. coul., 49,90 €

 

FONDATION A.R.M.A.N.
VU, PRIS : ARMAN
Skira/Flammarion, 128 p., 100 ill., 18 €

 Bien agencée et pensée par Jean-Michel Bouhours, robuste et élégante, l’exposition d’Arman (1928-2005) rassemble 120 œuvres bien choisies. Elle suggère les cases d’un damier. Elle donne à voir la multiplicité des objets, leur dégradation, leur rayonnement (1).

Arman est armé de la hache, du marteau, de la scie, de la dynamite. Assez souvent, il casse, il brise, il broie, il disloque, il fend les objets, il les fracture, il coupe, il cisaille, il tranche, il tronçonne, il sectionne, il hache. Il démolit des instruments de musique (violons, violoncelles, banjos, pianos…), des « meubles Henri II », des objets divers. Il invente des Colères en public, parfois devant les caméras. Il détruit ; il sauvegarde partiellement l’identité de l’objet à demi aboli et découpé. Ses Colères spectaculaires sont des actions, des événements, des gestes, des happenings, des performances. Il calcule ses Colères ; il les prémédite ; il les prépare, il les règle ; il les prévoit et les pèse.

Dynamitero, il crée l’explosion d’une voiture de course qui s’intitule Die Wise Orchid (White Orchid, 1963). S’agit-il d’une « orchidée de Miss Blandish » ? En 1975, Arman saccage un appartement de la bourgeoisie moyenne ; il nomme cette performance Conscious Vandalism ; ce serait à la fois une critique de la société et une célébration des objets partiellement sauvés et maintenus, conservés. Conscious Vandalism : la sauvagerie et ses violences sont consciencieuses, méthodiques, maîtrisées, contrôlées. La scénographie est un cérémonial, un rite. Arman est à la fois l’agresseur possédé et le maître de cérémonie. Il bondit et il gère ; il décide : « Ce qui compte (dit-il) dans l’art, c’est la décision. » Parfois il se sent excité : « En 1959, je suis comme un canon bourré de poudre qui ne demande qu’à partir. » Puis, il contrôle : « Je ne suis pas vraiment en colère. C’est plus comme une projection de judo. Je ne suis pas rage. » Alors il précise : « La colère, un arrêt sur image, une façon de geler le temps. » Le temps est freiné, immobilisé ; la vitesse, l’explosion, l’éclatement seraient stoppés… Ou bien, à certains moments, Arman brûle, il calcine, il carbonise une contrebasse ou un fauteuil ; il collabore avec le feu.

Arman apparaît alors comme l’homme armé. Tu penses à une chanson profane du XVe siècle : L’homme armé. Ce motif revient régulièrement dans les motets et dans les messes, par exemple celles de Guillaume Dufay ou de Jean d’Ockeghem.

Comme son ami Yves Klein, Arman est un guerrier dans l’art du siècle XXe siècle, un conquérant, un guérillero, un aventurier de la création. Tous deux sont des samouraïs de l’Occident. Yves Klein est le samouraï du bleu suprême, de l’immatériel, du Vide.

Et Arman serait le samouraï de l’amour des objets accumulés, des colères maîtrisées et du Plein. Les deux samouraïs pratiquent les arts martiaux de l’Orient. Tous deux sont judokas (ceinture noire) et ils ont enseigné parfois le judo en Europe. De 1971 à 1978, Arman pratique les arts martiaux chinois, la gestuelle wushu, des mouvements formels chorégraphiés, le contrôle de l’équilibre, l’exploration des données spatiales et temporelles, la discipline de l’énergie.

Parallèlement, le jeu des échecs et le jeu de go passionnent Arman. Il a rencontré brièvement en 1961, Marcel Duchamp. « Je me suis placé (dit-il) en “fianchetto” ».

Arman choisit, dans les échecs, la diagonale du fou, la poursuite de biais. Par le jeu de go, il construit des territoires. Un tableau d’Arman est un terrain où s’accumulent les objets, un champ de batailles esthétiques. Arman est un stratège. Sur l’échiquier de l’histoire de l’art, il est un joueur subtil. Parfois, il gagne au risque de perdre. Ou bien, il perd (et détruit) pour gagner. La stratégie suppose en partie la chance et la scoumoune.

Les objets accumulés

Très souvent, Arman adore les objets manufacturés et les déteste. Il critique la consommation et célèbre la beauté des objets. Il accumule. Il amasse. Il amoncelle. Il empile. Il engrange. Il entasse. Il superpose les objets. Il accapare. Il s’approprie. Il thésaurise et offre. Il est un collectionneur d’armures japonaises, de sculptures africaines. Il est aussi un collectionneur de n’importe quoi, du « presque-rien », des déchets, de raclures, des détritus, de rebuts, d’épluchures. Il aime la quantité, le nombre, le pullulement, l’avalanche, les kyrielles, le chaos organisé des objets.

En 1959, il expérimente sa première Poubelle ; il déverse le contenu d’une poubelle ménagère dans une boîte en verre. En 1960, il remplit de meubles, de bicyclettes, d’objets autres, la galerie Iris Clert ; l’invitation précise « Iris Clert vous prie de venir contempler, dans “le plein” toute la force du réel condensé en une masse critique ». Arman propose aussi des Portraits-robots : chacun révèle sa propre poubelle, ce qu’il a jeté et qui signifie ses goûts, sa personnalité. Par exemple, les déchets de l’atelier du peintre Jim Dine ; la corbeille du courrier près du bureau du critique Pierre Restany. Les boucles blondes de la première épouse d’Arman, un jupon, un paquet ouvert de cigarettes, une enveloppe de disque où s’inscrit Parsifal : c’est le portrait-robot d’Éliane Radigue… Une poubelle avoue les objets-fétiches de chacun.

Arman met en évidence les objets qui sont minuscules ou immenses, sales ou propres, usés ou nouveaux, vieux ou récents. Il propose une archéologie du Pompéi du XXe siècle. Il chante une épopée de l’artificiel. Il place dans l’art les épaves déplacées, sauvées, embaumées, enformées dans des cercueils transparents ; elles sont toujours inutilisables et glorieuses. Une accumulation de vieux dentiers s’intitule La Vie à pleines dents. Les rasoirs électriques sont un hommage à Pierre Dac et Francis Blanche : Malheur aux barbus. Des milliers de billes forment la Constellation (1970). Arman construit une structure de pièces de Renault ; il la nomme La Victoire de Salemotrice (1967).

Arman protège les objets par le verre, par le plexiglas, par la résine de polyester, par « la peau de béton ». En 1982, dans un parc de Jouy-en-Josas, il réalise un imposant volume de deux mille tonnes de béton, de dix-huit mètres de haut, contenant soixante voitures ; ce volume est à la fois une sculpture gigantesque et une peinture polychrome. En 1995, au Liban, Arman crée une « accumulation monumentale » qui s’intitule Hope for Peace : 83 chars de combat sont figés sous 6 000 tonnes de béton.

Dans la belle exposition du Centre Pompidou, Jean-Michel Bouhours privilégie, sans doute, l’aspect pictural de la création d’Arman. « Ma volonté (dit Arman) est toujours plus picturale que sculpturale » ; ou aussi « Je suis redevenu peintre ». Depuis longtemps, il rend des hommages à Van Gogh et à Jackson Pollock. En 1995, il peint La Nuit étoilée (peinture acrylique, tubes écrasés sur toile). Et, en 1990, il utilise les tubes de peinture écrasés sur la toile Hello Jackson… En 2000, il écrase les tubes par le pied ; il imagine le Shooting Painting, comme Pollock inventait ses Dripping Paintings

  1. Cf. dans le catalogue-livre du Centre Pompidou, des textes de J.-M. Bouhours, de Barbara Rose, d’Emmanuelle Ollier (sur les arts martiaux d’Arman), de Michel Giroud, de Marcelin Pleynet (Arman et le cubisme), d’autres… Le catalogue comprend la chronologie longue et précise de l’artiste ; il rassemble bien des écrits d’Arman.
Gilbert Lascault

Vous aimerez aussi