Aventures

« [L]a vieillesse est un naufrage », écrivait Chateaubriand. À travers l’aventure de son poème, Hélène Sanguinetti affirme la possibilité du chant et la quête volontaire de vie et de joie, même à l’approche de la fin.
Hélène Sanguinetti
Domaine des englués suivi de Six Réponses à Jean-Baptiste Para
« [L]a vieillesse est un naufrage », écrivait Chateaubriand. À travers l’aventure de son poème, Hélène Sanguinetti affirme la possibilité du chant et la quête volontaire de vie et de joie, même à l’approche de la fin.

Le dialogue avec Jean-Baptiste Para qui clôt le livre permet d’envisager plus clairement les intentions d’Hélène Sanguinetti dans Domaine des englués comme dans ses livres précédents. Sur le terrain mouvant de l’aventure des mots, de la phrase et du récit, où sont les repères ? Récit, journal, lettre, poème, quelle identité pour ce texte ?… Qui dit « je » ? Qui est « tu » ? Où nous trouvons-nous ? Des indices apparaissent, qui parfois se contredisent. Le narrateur est-il un homme ou une femme rêvant d’être un homme ? 

Je voudrais être maçon, avoir du plâtre sur mes chaussures
(boursouflées), à l’intérieur des ongles : du plâtre, et l’œil
pour monter aux échafaudages, et de temps en temps […]
regarder et siffler les filles qui passent en bas.
Et pisser derrière le camion, dans la rue, et que ça pue avec le soleil
de juillet dessus, des femmes hurlent : « Vous n’avez pas honte ! » 

À la page 31, un accord nous confirmera qu’il s’agit d’un narrateur. (L’extrait figurant sur la quatrième de couverture aurait déjà pu nous apprendre qu’il s’appelle Daniel et écrit à Lina, ou Nata, qui ne sont peut-être qu’une seule personne.)

Ainsi, nous pénétrons Domaine des englués, prêts à nous perdre. On part d’un lac, on y reste. « Le coussin de mousse est trempé, mes fesses aussi. » Des mots et des sensations : presque un alexandrin qui s’englue dans les ss.

On est là, on est posés : « Ici repose ici. » On perçoit un narrateur léger, gouailleur, joyeux. On écoute avec l’impression qu’une histoire sera racontée (commencée), interrompue par des galipettes, des signes qui dansent sur la page. On accepte. Le pacte est tentant. On se déplace, vers la mer (des smileys ouvrent ce changement d’espace). Brèves notations : « Beaucoup nagé hier, plus loin que les bouées […]. »

Le récit/lettre est régulièrement interrompu par une page sur laquelle figure une ligne encadrée, sorte de cut-up, apparition soudaine d’un souvenir ou d’une image mentale inattendue : 

de gazelle que je fus un jour d’été, fendille roc, d’air que je fus

On vole au vent léger de signes inusités : virgules ou apostrophes géantes en série, smileys ou émoticônes, les mots ne sont pas seuls pour tenter de dire ce qui est si difficile à exprimer. Les variations typographiques, la diversité des dispositions, font de ce poème à lire un poème à regarder. D’autres signes apparaissent : traces de pattes lorsque les oiseaux sautillent, apostrophes concaténées. Parfois, les paroles dures sont atténuées par des smileys : 

Envie de tout jeter – moi avec, utile à rien.
Cela me réveille, et le corps est plus dur plus raide que l’acier, le cerveau : bloc de ciment.

Les adresses à la destinataire (ou au lecteur ?), les hypothèses que nous sommes amenés à faire, nous rendent acteurs de cette matière mouvante :

Ne plus être à en avant, à la rage, à l’estoc, à la pique, aux vives, aux rouges entrailles, déboursées, ne plus être en avant de soi.

Souvent, le narrateur manifeste son sentiment de ne pas être maître de lui-même, sa conscience et son corps se sentent « englués » dans ce monde : « Garder la chambre : c’est plutôt elle qui me garde, anéantit parfois, comme les mères, qui à trop protéger, étouffent. » Le « domaine » évoqué par le titre semble parfois un hôpital ou une maison de retraite. Mais sans doute est-ce le monde et le cours de la vie, la finitude inscrite en chacun et qui, l’âge venant, se fait plus prégnante. Ainsi le narrateur élargit-il cette idée : « Tu me dis de vivre, bien sûr. J’essaie, mais je pense et je sens plutôt que : je suis vécu. On est vécu. » Cet engluement généralisé concerne l’espace comme le temps : « Je prends les jours l’un après l’autre, à vrai dire ils me prennent […]. » Quand il affirme : « Les chemins m’ont repris », le mot « chemins » est employé dans son sens figuré comme dans son sens propre.

L’étau du passé, le temps qui a pris l’autre (l’aimée ?), n’empêche ni la course ni la gaieté : tout cela se succède et la chevauchée des douleurs et des joies constitue le fil vif du livre. L’« énergie du pas en avant[1] » qu’évoque Patrice Loraux à propos de Rimbaud est bien présente dans le poème. Bien sûr, des « vertiges, pannes [ou] divagations[2] » se produisent devant le manque réaffirmé. Mais, au bord de la falaise ou de la faille, on peut établir un pont ou bondir, et non suivre un chemin qui engluerait définitivement sans aucun espoir de rejoindre celle qui manque. Il faut franchir, sauter, au risque de tomber. Les deux premières lettres sont intitulées « Lettre du bord » ; l’un des poèmes insérés, « Chants de l’homme mort tombé de la falaise », un autre, « Chants cassés qui restent ». Il faut avancer et « tenir le pas gagné[3] », suggérait Rimbaud. Alors, « en avant ! » : 

Regarder derrière quand on voit mal devant ? pof, pof, pof.
Je préfère l’à-pic, et la furia des en-avant sur la piste.

Le paysage au lac est immobile, comme figé dans sa beauté et son confort. Mais ce n’est pas la vie. Impossible de trouver ici l’énergie qui permettrait de rejoindre ce qui manque. Le lac, son étymologie l’enseigne, c’est le piège du désespoir :

Depuis plusieurs nuits – trop – je dors d’un bloc désespéré, opaque. Le monde n’a pas de sens.

Des bribes de contes ramènent vers la vie :

La lune est pleine, flotte décidément. Elle éclaire ; ne voit pas tête levée qui la regarde toute, la boit, elle appelle le peuple du dessous, l’eau du dessous, je les marie au nom du Roi et de la Reine qui n’avaient pas d’enfants, et de l’aiguille qui fit mourir la jeune fille et renaître le paon.

C’est parfois une phrase entendue de la radio tonitruante d’un voisin sourd qui rejoint l’univers des contes avec le nom d’un prince footballeur :

À cinq minutes de la fin, Éloge Enza-Yamissi a répondu au coup de tête de Prince Oniangue en première période.

Peut-être est-ce cette intrusion verbale sonore qui entraîne ce néologisme, cette exclamation répétée, croisement de « foutre ! » et de « football » : « Foute ! » La vie s’affirme.

On crie : « Au secours ! », on se lève et marche à nouveau : 

Ne pas mourir
ne, Veut, pas, mourir
mourir mais vif
ainsi courir se dérater
du couru Et transpire tombe
au pied d’un arbre marronnier
en fleurs de sa vie.

Le lecteur est sans cesse amené à se déplacer dans l’inconfort d’une structuration claire et complexe. La lecture est une aventure, un acte de conquête et de liberté.

Le narrateur est-il ce « vieil homme tombé de la falaise » dont les chants, « cassés », continuent ? Au lecteur d’en assembler les morceaux.

Je veux joie, je veux joie, je veux joie.

La joie qui joue, la joie qui jouit sur le bord d’un monde.

[1]. Patrice Loraux, Le Tempo de la pensée, Seuil, 1993.
[2]Ibid.
[3]. Arthur Rimbaud, « Adieu », in Une saison en enfer, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1972.

Isabelle Lévesque