La récitation de l’oubli

Franck André Jamme est l’auteur de La Récitation de l’oubli (Flammarion, 2004). En 1983, il a dirigé le volume de « La Pléiade » consacré à René Char et il a été le commissaire de l’exposition « Magiciens de la Terre » au Centre Pompidou (1989). L’Apprenti dans le soleil suit Au secret, que les mêmes éditions Isabelle Sauvage avaient publié en 2010.
Franck André Jamme
L’Apprenti dans le soleil
Franck André Jamme est l’auteur de La Récitation de l’oubli (Flammarion, 2004). En 1983, il a dirigé le volume de « La Pléiade » consacré à René Char et il a été le commissaire de l’exposition « Magiciens de la Terre » au Centre Pompidou (1989). L’Apprenti dans le soleil suit Au secret, que les mêmes éditions Isabelle Sauvage avaient publié en 2010.

Une note à la fin du livre rappelle que le titre est une allusion directe à un petit dessin de Marcel Duchamp, daté de 1912 et intitulé Avoir l’apprenti dans le soleil, « où l’on peut découvrir un cycliste dans la position d’un sprinter sur sa ligne d’arrivée, la tête enfoncée dans les épaules mais aussi penchée vers le sol, en un ultime effort… tandis qu’il est en train de monter une vraie côte (réduite, dans le dessin, à une ligne). Un sprint dans une ascension : même si notre champion a l’air plutôt en forme, nous voilà un peu dans l’impossible, ou dans l’absurde : ou bien, si ceci et cela se fondent vraiment l’un dans l’autre, dans l’union des contraires ». Mais, plus que le dessin, il semble que Franck André Jamme ait davantage retenu l’énoncé en lui-même, sa valeur quasi incantatoire : avoir l’apprenti dans le soleil. En effet, en lisant le livre, nous aurions le sentiment de faire l’apprentissage d’une lumière qui éclaire la longue scansion énumérative de Franck André Jamme. 

Plus qu’une succession de poèmes, L’Apprenti dans le soleil est un poème unique, épique, un chapelet de phrases, de mots qui tombent en cascade sur chaque page. Le rythme est alerte, allègre. Franck André Jamme explique, toujours dans la note finale, que la résolution du livre fut laborieuse après une première ébauche lors d’une résidence littéraire d’un mois au bord du lac Léman. Et puis un jour, soudainement, il a pu écrire, réécrire le poème « d’un trait ». Telle est l’impression que nous ressentons à la lecture de L’Apprenti dans le soleil : nous traversons, avec l’apprenti, un mur et, derrière ce mur, nous entrons dans des souvenirs, des rêves, la « récitation de l’oubli », un passé chaotique qui émerge, s’ordonne. « Délivrance », ponctue Franck André Jamme.

Les phrases sont souvent nominales ou infinitives ; les verbes conjugués la plupart du temps à l’imparfait sont subordonnés à la description d’un combat, d’une sensation, d’une pensée, d’un paysage… Tout va très vite. On descend et on remonte à la page suivante, peut-être comme le cycliste de Duchamp. Il est difficile de saisir une image, tant les images finissent par n’en former plus qu’une : une image abstraite, mentale

l’apprenti
passait dans le champ : 

tout ce qui se détacheµ
est magnifique 

marmonnait-il

la joie d’avancer
jusqu’au bout de la fin
d’une sensation
sans jamais la définir 

On entend davantage une respiration. Quelque chose de labile, qui relève d’une langue que seule la verticalité de la poésie est en mesure de traduire. Il faut se laisser aller, accueillir les mots – « des sons plutôt / que des syllabes » – qui brisent la syntaxe. Parfois, l’apprenti (ou le novice, le débutant, le néophyte) reprend son souffle, médite sur les obstacles à franchir, invite le lecteur à écouter, à regarder, à réfléchir, à poursuivre. « Surtout / n’espérez pas / chaque fois / une langue facile» La langue miroite dans la lumière, éblouit l’apprenti à la manière du papillon s’anéantissant dans la flamme d’une chandelle pour atteindre l’essence même de la parole.

L’écriture est mise en abyme : elle raconte l’expérience incandescente du poème, de l’apprenti, plus Icare qu’Orphée, qui chute, n’abandonne jamais, se relève, enfourche de nouveau sa bicyclette. « Tout ce qui s’écroule / est superbe », répète-t-il. On avance avec l’apprenti, avec les sensations, les sentiments qu’il éprouve, les paysages surréalistes qu’il traverse, en les regardant d’un coup d’œil par-dessus l’épaule : « Les loris du grand jardin / d’un indigo vraiment si sombre / entourant leur jabot écarlate / mais réfléchissant tant de clarté / qu’ils ne pouvaient être à la fin / que morceaux de nuit volant» Ou : « Les lueurs jaune d’or / de ces arbres / tendus à se rompre / entre le sol / et le reste»

Page après page, le soleil reflète, sur la route que déroule l’apprenti, les ombres qui constituent le poème et que Franck André Jamme nomme le « ramassage des éclats ».

[Extrait] 

« toujours les choses 

toujours élargies
à n’importe quel climat

le temps

qui s’oublierait en fait
dans sa dilatation
je ne sais pas
en une sorte de déshérence 

et puis le débutant
décidément en scène : 

rien ne bouge au fond
tout se recueille seulement
d’une autre façon 

il poursuivait »

Franck André Jamme, L’Apprenti dans le soleil, p. 11.

Jean-Pierre Ferrini