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Article publié dans le n°1061 (16 mai 2012) de Quinzaines

L’Université peut-elle encore nous apprendre du nouveau sur l’un des plus illustres écrivains français, dont la longévité, du 4 septembre 1768 au 4 juillet 1848, couvre les vingt dernières années du XVIIIe siècle (achevé en 1789) et les soixante premières d’un siècle qui fut un des plus longs de notre histoire puisqu’il s’achève en août 1914 ?
Jean-Claude Berchet
Chateaubriand
L’Université peut-elle encore nous apprendre du nouveau sur l’un des plus illustres écrivains français, dont la longévité, du 4 septembre 1768 au 4 juillet 1848, couvre les vingt dernières années du XVIIIe siècle (achevé en 1789) et les soixante premières d’un siècle qui fut un des plus longs de notre histoire puisqu’il s’achève en août 1914 ?

Oui assurément, car bien des pans de cette existence apparemment si en vue demeurent obscurs pour des raisons diverses dont l’extrême malheur des temps (trois révolutions, d’énormes soubresauts politiques et sociaux) constitue sans doute la plus évidente. Mais il y a aussi et surtout « l’inexplicable cœur » que Chateaubriand ne cessera, au fil des milliers de pages qu’il écrivit, des dizaines de rôles qu’il choisit d’incarner, au fil de ses amours presque aussi nombreuses, d’essayer lui-même d’explorer et de comprendre, n’y parvenant peut-être qu’à la toute fin, dans ces Mémoires d’outre-tombe grâce auxquels seuls il survit comme un magicien des mots, un poète majeur en prose.

Nombre de biographes scrupuleux travaillent à distance de celui ou de celle qu’ils ont élu(e). D’autres, le cas n’est pas rare, se tiennent en opposition frontale à leur objet. Quelques-uns, et ce sont les plus recommandables, adoptent une attitude de vraie familiarité dénuée d’indulgence béate à l’égard de celui qu’ils ont tant fréquenté qu’ils le connaissent mieux qu’on ne connaît ses meilleurs amis. Jean-Claude Berchet est de ceux-là et sa sympathie pour le cadet de Bretagne impécunieux semble être devenue si naturelle que c’est un plaisir pour le lecteur de la voir s’exercer, avec contrôle certes mais sans réticence, dès l’enquête minutieuse et fort révélatrice qu’il mène sur les antécédents familiaux et les débuts difficiles d’un « bon garçon » à la vocation tardive.

Chemin faisant, aux yeux du familier des Mémoires, l’étonnement grandit de constater qu’après tout ce texte machiné qui est loin de tout dire – sur le droit absolu de l’écrivain à passer sous silence ce qui pourrait aller contre son honneur Chateaubriand s’est fermement exprimé – en dit tout de même beaucoup et en tout cas se révèle beaucoup moins mensonger que certains commentateurs ne l’avaient laissé entendre. Certes, on n’y trouve rien sur l’histoire récente d’une lignée dont les quartiers de noblesse valent ceux des rois de France mais qui s’était décavée au point de devoir abandonner le métier majoritairement oisif des armes pour les horreurs du négoce. Rien sur la carrière de parvenu, si peu aristocratique, d’un père que l’obsession de redevenir un riche propriétaire terrien, comme ses ancêtres, transforma en capitaine de navire marchand occupé vingt ans à bourlinguer et n’hésitant pas à se mêler au trafic de « bois d’ébène » qui faisait à l’époque la fortune des négriers malouins. Sur ce pont délicat nous en apprendrons autant qu’il faut.

Mais presque tout le reste est vrai : l’enfance libre et sauvage d’un « chevalier » que l’existence de l’aîné, seul héritier de la fortune familiale reconstituée dans des trafics douteux, devrait pousser dans l’ornière ecclésiastique mais qui n’en veut pas ; les études chaotiques ; les deux années de « délire » que son père lui laisse mener sur ses terres quand il a commencé d’assouvir, en achetant Combourg, son rêve de retour à la vieille noblesse foncière qui traditionnellement dédaigne la mer ; la solitude exaltée et l’invention de la « Sylphide », bref tout ce qui fait des premiers livres des Mémoires un enchantement perpétuel.

Pas trop d’invention avantageuse non plus dans ce qui suit, mais de larges omissions et sans le biographe nous ne saurions comment combler les trous d’une jeunesse renfermée et précaire qui ressemble fort à celle d’un raté en puissance. En 1724, à seize ans, épuisé de désirs inassouvis, François-René est aussi fou que sa sœur Lucile, vingt ans, à laquelle le lie un amour peut-être inconscient, à coup sûr coupable et donc impossible. D’où une tentative de suicide dont il réchappe pour traîner encore deux ans de paresse exaltée et d’ennui tenace à Combourg, car il a refusé à la fois l’avenir de marin où il aurait pu suivre les traces de son père et celui de prêtre qui aurait tant plu à sa pieuse mère.

Que reste-t-il alors au cadet sans fortune ? À s’engager dans les troupes du roi comme sous-lieutenant, ce qu’il fait en 1786. Puis, comme son frère Jean-Baptiste, son aîné de onze ans, qui commence une belle carrière, ne l’oublie pas, il arrive enfin à Paris, est présenté à la cour. Mais, peu mondain et malchanceux, maladroit de surcroît et piètre cavalier, il rate son « entrée » à l’occasion d’une chasse royale et continuera donc bon gré mal gré un apprentissage militaire pour lequel il n’a pas non plus d’appétence particulière.

C’est la Révolution et ses suites, dans l’ensemble désastreuses pour la famille Chateaubriand, mais ses débuts parisiens sont prometteurs et vont jouer dans cette vie jusqu’alors sans éclat un rôle de déclencheur. Plutôt partisan des réformes, comme bien des jeunes nobles, vivant assez heureux dans la capitale enfiévrée avec la partie « moderne » de ses proches, il comprend très vite qu’il sera écrivain, fréquente la très bonne société intellectuelle et, peu à peu assuré de lui-même, devient en quelques mois le séducteur et le dépensier qu’il sera toujours, à crédit le plus souvent. Sa bonne humeur, sa verve même en compagnie choisie lui attirent les amitiés, masculines autant que féminines, dont il ne manquera jamais.

Pour lors, c’est Monsieur de Malesherbes, conseiller du roi, le plus respecté des magistrats du royaume, qu’un garçon de vingt ans admirateur de Mirabeau met si bien dans son jeu que le vieil homme va financer l’extravagant voyage de découverte géographique – qui sera en fait voyage de découverte de soi – accompli par Chateaubriand en Amérique du 7 avril 1791 au 20 janvier 1792. Voyage initiatique crucial, accompagné du souvenir extasié des textes de Rousseau, et sur lequel le futur mémorialiste, on le comprend ici en détail, n’a pas vraiment menti non plus.

La suite est prise dans l’accélération formidable de l’Histoire. Procès et mort du roi, émigration et blessure peu glorieuse (Chateaubriand est frappé par un éclat d’obus près de Thionville, comme il dormait sous un affût de canon), huit années d’exil et de dèche en Angleterre, redécouverte du christianisme d’enfance, triomphe littéraire tardif mais dès le retour en France, faveur puis défaveur de Napoléon qui ne supporte en Chateaubriand ni le légitimiste ni le libéral, carrière diplomatique en dents de scie puis démission spectaculaire et courageuse au moment de l’exécution du duc d’Enghien, dernier des Condé, le 21 mars 1804, retraite volontaire dans la Vallée-aux-Loups, ce domaine rural aujourd’hui englobé et loti à Châtenay-Malabry et qu’il faudra vendre un jour pour éponger les dettes toujours recommencées, remise en selle et en grâce puis de nouveau opposition farouche à Charles X sous les Bourbons restaurés, refus de pactiser avec Louis-Philippe, l’usurpateur, le fils du régicide, enfin disparition en gloire dans les premiers jours de la révolution de 1848…

Et, d’un bout à l’autre de cette vie plus que remplie, littéralement gorgée d’événements, de péripéties, de décisions téméraires, d’erreurs psychologiques et politiques aussi – lors des ambassades particulièrement car Chateaubriand est souvent naïf, cela fait partie de son charme – les mille intrigues d’un homme couvert de femmes et qui exerça sur elles, avec un égoïsme olympien mais sans goujaterie repérable, un empire que ne lui valut pas sa beauté – il était petit et n’avait guère de prestance, à la différence de Jean-Baptiste, son frère adulé par la famille et guillotiné le 22 avril 1794, l’année terrible – mais à coup sûr un sex-appeal que ne gâtait pas une foncière générosité, tous ses contemporains l’ont souligné.

Ajoutons-y l’aura qui nimbe le plus légitimement les créateurs de mythes nouveaux, cette grandeur littéraire acquise non pour les Mémoires, qui ne furent connus de son vivant que fort tard et par un tout petit cercle de familiers, mais bien pour Le Génie du christianisme qui nous tomberait aujourd’hui des mains si ne le sauvaient ses à-côtés préromantiques, Atala et René. Une telle révélation agit sur les lectrices comme fanal sur phalènes, mais le succès amoureux lui préexiste. Chateaubriand ne fut-il pas aimé d’abord, et à la folie, par la jeune Anglaise Charlotte Ives, quand il n’était encore rien du tout et vivotait en exilé pauvre, en professeur de français sans espérances, chez les parents de celle-ci ?

Il ne put épouser la belle, parce qu’il était déjà marié, sans l’avoir avoué d’emblée à des parents conquis, qui ne juraient que par lui et défaillirent à la révélation ! En refermant ce gros volume qui nous rend si fraternel l’écrivain qui nous a d’abord enchanté en inventant pour notre délectation littéraire ce « parfum d’héliotrope » qu’il prétend avoir humé au large de Terre-Neuve dans son voyage vers le Nouveau Monde, voilà bien une des interrogations que notre goût pervers des secrets d’alcôve continue à formuler. Quels purent donc bien être les rapports exacts entre un vivant superlatif, dépressif parfois mais ressuscitant toujours, dont aucune des maîtresses successives, assez rarement concomitantes sauf à la fin d’une liaison, toutes intelligentes et culti­vées – ce qui est bon signe pour l’amant –, ne lui donna d’enfant ni même ne fut enceinte de lui, et la femme légitime que la parentèle bretonne avait jugé bon de lui donner le 23 février 1792, cette Céleste Buisson de Lavigne qu’il dut quitter presque aussitôt pour émigrer ?

Elle était intelligente, elle aussi, Céleste au prénom béni, avec une vivacité ironique issue des philosophes de son siècle, elle était en même temps fort dévote. Pour résister, bien que jalouse, aux frasques de son époux, elle lui fit acheter en mai 1820 un domaine à Paris (entre le 92 de la rue Denfert-Rochereau actuelle et ce qui sera un jour le boulevard Raspail), afin d’y fonder et entretenir « l’Infirmerie Marie-Thérèse », qui engloutit des fortunes mais l’occupa entièrement pendant que son mari roucoulait auprès des Mesdames de Beaumont, de Duras, de Custine, de Noailles, Récamier et autres. Céleste, on en est sûr, adorait le volage dont elle était fière. Que penser de cette union, inféconde comme les autres ? Toujours malade, toujours vaillante, Céleste a été quittée par François-René chaque fois qu’il l’a pu, pour l’un de ses innombrables voyages notamment, en Europe, en Orient, partout, mais il la consultait et son estime pour elle était totale. Ont-ils même couché ensemble, ces deux-là, la Chatte et le Chat, suivant les surnoms qu’ils s’étaient donnés ?

Mais on s’interrogera plus sérieusement sur les activités littéraires incessantes qui seules permirent aux Chateaubriand, bon an mal an et malgré les dettes, de mener une existence fastueuse, et au maître de maison de compléter des traitements de pair de France, d’ambassadeur, voire de ministre, qui furent inconstants et, même aux époques de prospérité, suffirent rarement à subvenir aux dépenses somptuaires des fêtes données à Berlin, à Londres, à Rome, en un temps où les représentants de notre pays à l’étranger se devaient d’autant plus de tenir leur rang que leur classe sociale (la noblesse) s’accompagnait le plus souvent d’une considérable fortune personnelle, alors que le chevalier, devenu comte de Chateaubriand par le décès de son frère, ne fut jamais, de son propre aveu, qu’un « forçat » de la plume, préfigurant en cela son jeune contemporain Balzac, roturier, lui, il est vrai.

Jean-Claude Berchet évoque contrats de l’homme de lettres ou acquisitions du « jardinier de la Vallée-aux-Loups » qu’il nous est si agréable de voir patauger dans la boue de son parc et bichonner ses arbres – un homme qui a avec la nature des rapports autres que livresques ne saurait être entièrement mauvais. L’exégète empathique d’une vie complexe accomplit des efforts méritoires pour fournir en notes l’évaluation en livres, en francs, pour la période anglaise d’exil en shillings et guinées, des affaires du grand homme intègre qui jamais ne monnaya son talent pour une cause qui lui répugnait, même s’il eut, dans la confection et le lancement de son hagiographie du christianisme après la tourmente révolutionnaire, un sens aigu du « coup » à faire et de la publicité. N’empêche, faute d’équivalence précise avec nos bêtes euros – très difficile à apporter, au demeurant – nous demeurons frustrés.

Mais la remarque est hautement généralisable et concerne quasiment toutes les biographies d’auteurs, dès que l’on s’éloigne de notre présent le plus immédiat de plus d’un quart de siècle. On peut le regretter néanmoins, ces histoires de gros sous ne sont pas que subalternes. Combien de bizarreries littéraires, quand on se penche, par exemple, sur les « engagements », complaisances ou palinodies de tel ou tel écrivain moins soucieux de sa dignité que Chateaubriand, s’expliqueraient-elles aisément par quelques informations bien choisies sur « la délicate question d’argent », comme disait Prévert ?

Maurice Mourier

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