Livre du même auteur

Chroniques singulières

Les mots de Jean-Paul Klée, des feux follets révoltés, bouleversent nos habitudes de lecture et de pensée. Pour entrer dans « Décembre », prendre la clef des champs.
Jean-Paul Klée
Décembre difficile
Les mots de Jean-Paul Klée, des feux follets révoltés, bouleversent nos habitudes de lecture et de pensée. Pour entrer dans « Décembre », prendre la clef des champs.

On peut lire ce singulier de la poésie d’une traite, ou bien s’arrêter aux mots coupés (vers oblige), qui nous font sauter d’une ligne à l’autre, cherchant à enchaîner des mots accidentés, tête tranchée : 

karrément flappi je n’évolüe quasi
ment pas Tourné en rond des milli
ers de fois dans la gothique cité […]

Les trémas sur les u prononcés [y] (venus du dialecte alsacien ?), les tirets, une orthographe bouleversée, font dire aux mots plus qu’ils ne savaient dire : 

[…] k’advien
dra-t-il de ton krâneur thorax & les
ballandrins bras qui nœud
battre plus ?… […] 

Entre négation et corde de pendu, on s’éloigne du tracé convenu. Les sons s’émancipent, et la langue de Jean-Paul Klée jubile, mais aussi souffre, se blesse, se tranche, explose.

Disséminées, les deux dernières lettres du nom du poète closent nombre de mots (« je ne sée »).

Ce que le monde « promé / thée » (« Lire : “promettait” », dit une note) n’est jamais tenu. L’humanité commet des crimes contre elle-même, éprouve des remords, commet de nouvelles exactions avant d’autres remords, pour un « chagrin universel » sans cesse recommencé… 

Un jour le désespoir
nous fera-t-il
tous couler ?… 

Lanceur d’alerte contre les collèges de type « Pailleron », Jean-Paul Klée fut incarcéré à Fresnes en 1989 et démis de l’Éducation nationale. Il reste en révolte contre les guerres et les atteintes à la planète, stupéfait devant ce dont « DÉLIRANTE L’HUMANITÉ » (ou « l’hümann / ité ») se montre capable.

Il mêle, dans ses nombreux livres, comme sans doute dans ses milliers de pages encore inédites, les dénonciations à la chronique strasbourgeoise. Décembre difficile mélange et brasse : le quotidien est occupé de promenades et de haltes au café, de rencontres et de conversations – avec des amis ou des inconnus, un mendiant, une femme enceinte – et de nouvelles du monde. Tout entre dans ces poèmes déboîtés.

Les actualités défilent, parfois majuscules, « les attentats / DU TREIZE NOVEMBRE » avec leurs « merdiques commentaires », dans une langue traversée de vie qui fuse.

Les crimes nazis, les Einsatzgruppen, le camp du Struthof, ne sont jamais oubliés. Le poète a toujours « confüse terreur de l’HORRIBLE CHOZZ / qu’à [s]on père assassiné fi / rent les NAZIS (c’était il y a / 71 ans) ».

Le mot « mitrailler » employé dans Décembre difficile convient aussi pour ce canardage des mots : participes passés, choisis, choyés, agglutinés, pour occuper, déborder et saborder le vers, entre archaïsmes et idiolecte, avec une liberté et une fantaisie réjouissantes : 

[…] oh longue théorie
de nos soucis quels DÉSARROIS
nous ont-ils de longues décennies
absorbés palourdés tricotés balüz
ardés ratimini caliminés chahütés ou
canardés troués rapiécés kalfeu
très carottés mansardés gamahu
chés bombardés amenuisés vagu
ement floués […] 

La ribambelle a fleuri : les mots coupés nous ont bousculés, poussés à lire plus vite. Le poème rassemble le dispersé : les actes, les moments, les souvenirs d’enfance ou de la veille. Écrire droit au milieu des décombres ? Parfois, il faut entendre isolément les syllabes, comme dans cette déploration sur tous ces livres, aimés ou pas, qu’il faudra évacuer quand la fin viendra pour le poète vieillissant : 

[…] tous ces vieux
bouquins à expülser d’ici (bo
caux cageots) tout un
kaos ne sais koi […] 

Le lecteur se réjouit en rassemblant les morceaux d’un puzzle poétique mêlant comique et tragique.

Les hommes, qui auraient peut-être mieux fait de « rester chasseurs & cueilleurs », devraient lire l’œuvre de Jean-Paul Klée, à la « plümassi / ère destinée », pour y trouver la « klé d’un trésor » – un monde meilleur menacé.

Isabelle Lévesque