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Cocteau cinéaste, clap de fin

Article publié dans le n°1049 (16 nov. 2011) de Quinzaines

Les lecteurs fanatiques de journaux d’écrivains – ils sont nombreux – ont quasi nécessairement le goût du ragot. Car, depuis les Goncourt, Paul Léautaud, Gide lui-même, quel journal intime s’est dispensé de bavardages, en général oiseux, sur les contemporains, ennemis au premier chef mais amis intimes aussi bien, puisque rien n’est plus gratifiant, pour le for intérieur du gendelettre, que de se hisser sur un piédestal inaccessible et de regarder ses pairs de haut.
Jean Cocteau
Le passé défini VI 1958-59, Journal
Les lecteurs fanatiques de journaux d’écrivains – ils sont nombreux – ont quasi nécessairement le goût du ragot. Car, depuis les Goncourt, Paul Léautaud, Gide lui-même, quel journal intime s’est dispensé de bavardages, en général oiseux, sur les contemporains, ennemis au premier chef mais amis intimes aussi bien, puisque rien n’est plus gratifiant, pour le for intérieur du gendelettre, que de se hisser sur un piédestal inaccessible et de regarder ses pairs de haut.

L’excellent Pierre Caizergues, responsable principal de ce volume, rappelle en introduction que Cocteau, qui destinait ces pages secrètes aux jeunes admirateurs futurs et les considérait sans la moindre restriction mentale comme posthumes, demandait expressément que leur éditeur se sentît libre d’en élaguer à sa guise ce qu’il voudrait. Il y a donc ici beaucoup de lacunes, signalées par des crochets et des blancs, mais aucune indication sur ce qui a motivé les exclusions. Le spécialiste reconnu de Cocteau a-t-il choisi de supprimer les redondances – il en reste cependant –, les passages superflus parce que chargés d’effets de mode ou gênants à force de banalité ?

À la lecture de ce pavé, qui pourtant ne couvre que deux années d’une existence incroyablement affairée, compliquée, chahutée par les enthousiasmes et par les brouilles, on ne croira pas, en tout cas, qu’une censure, morale ou autre, ait pointé céans son mufle peccamineux, et les amateurs, évoqués plus haut, d’anecdotes croustillantes et d’acides vacheries trouveront ample matière à s’agacer les dents selon leur désir.

Cocteau, qui va alors atteindre, puis dépasser soixante-dix ans, montre une horreur non feinte de la vieillesse et de ce qu’elle signifie pour lui de délabrement physique (il est, comme toujours, perclus de douleurs et de médications diverses, conventionnelles – suite à un premier infarctus – ou non, recourt volontiers aux guérisseurs, rebouteux et autres charlatans), et de solitude vécue, malgré le tourbillon incessant qui l’entoure.

Cette souffrance permanente, liée à la « difficulté d’être » qu’il traîne depuis l’enfance, en fait depuis le suicide de son père, mais qu’exacerbe l’assurance de ne plus plaire aux garçons dont la beauté l’obsède, excuse-t-elle qu’il ait la dent si dure ? On est gêné souvent par sa férocité à l’égard des femmes, même de sa protectrice Francine Weisweiller, qui l’héberge à la Villa Santo Sospir avec Édouard Dermit, dit Doudou, son fils adoptif, fait vivre ses commensaux et tous leurs amis dans le luxe tant sur la Côte d’Azur que lors de leurs nombreux voyages (Suisse, Italie, Grande-Bretagne) ou de leurs virées sur le yacht Orphée.) D’elle, un terrifiant portrait à Venise, où elle prend le soleil nue sur une gondole et, dans sa maigreur squelettique, se voit délicatement comparée à une rescapée de Buchenwald. Mais il n’apprécie pas mieux « une petite boulotte sans cou et fort commune – avec de lourdes attaches – c’est Marilyn Monroe… ». Passons, margaritas ante porcos.

En réalité, les amours et les haines du vieil homme ne sont pas difficiles à décrypter. Il y a d’abord ceux qu’il aime sans condition, Doudou par exemple. À ces élus, il lui faut à tout prix trouver du génie, d’où un aveuglement absolu, étonnant chez un artiste au sens critique si aiguisé et souvent si exact, devant le travail d’un être délicieux et fort sympathique, mais peintre aussi peu inspiré qu’il est acteur sans talent. Quand peu à peu il finit par se rendre compte que son sublime protégé préfère lire à longueur de nuits des romans à quatre sous et qu’en vérité il ne produit plus rien (ses expositions parisiennes n’ont pas eu, malgré un éclatant patronage, le succès escompté), le voile opaque qui lui cachait la médiocrité de son idole commence à se soulever, mais on sent qu’il souffre vraiment d’avoir ouvert les yeux.

Quant aux autres, qu’ils soient morts depuis des lustres (le livre fourmille de souvenirs en ses meilleurs passages) ou bien plus jeunes que lui, il faut qu’un incident lui ait fait entrevoir leur nature de victimes (comme il s’éprouve victime lui-même d’une cabale qui le dénigre) pour que leur humanité le touche et que la part charitable de sa nature, qui n’est pas mince, s’éveille et compatisse. Ainsi d’une femme dont l’« embonpoint », comme on disait au Grand Siècle, avait tout pour le repousser, Martine Carol, qu’il juge d’abord vulgaire et sotte puis, après avoir assisté à une réception où on a traité l’actrice avec une morgue insultante, la qualifie de « pauvre gosse » et la prend presque sous son aile.

Rencontres, incidents, jugements sereins – l’exception – ou hâtifs : Cocteau noie sa vie dans une ahurissante houle d’événements et circule sans cesse entre plusieurs mondes, l’aristocratie des rois et des reines d’Europe, le monde (observé sans aménité) des très riches incultes, et celui de l’art où il connaît ou a connu, côtoie et fréquente écrivains, peintres, cinéastes, acteurs, tout un Gotha hétéroclite qu’attirent et retiennent non seulement la multiplicité de ses dons, mais le charme évident, qu’on a justement célébré, de sa conversation.

De ce mouvement perpétuel, de cette fuite continue d’une activité dans l’autre, il ne saurait se passer, bien qu’il aspire au calme et à la concentration de la montagne enneigée, prêt toutefois au brame de la solitude (personne ne m’aime, mon génie est méconnu) dès qu’il a passé quelques jours dans la contemplation de lui-même, un lui-même qui le fascine comme un étranger et qu’il ne supporte pas.

C’est cette contradiction qui sauve ce Narcisse, effrayé de voir un singe quand il se penche sur son reflet. Comme il devait être exaspérant ! Comme il est pathétique ! Car il est habité par une folie circulaire en grande partie double : poussant l’auto-célébration jusqu’au délire (je suis le plus grand, aucun poète ne l’est plus que moi, cette société encombrée de fausses valeurs m’étouffe), méprisant (essayant de mépriser) les véritables génies de son temps, dont le seul défaut est de l’ignorer : les Breton, Michaux, qu’il exècre, tandis qu’il encense ceux des surréalistes, Eluard, Aragon surtout, qui ne l’ont pas « trahi ». Capable aussi, lui qui adore certains aspects de la culture populaire et vomit les « intellectuels », de cracher bêtement sur les chanteurs du temps les plus aptes à la poésie : Ferré, Brassens. Et, dans toutes ces expectorations dénigrantes, d’une méchante sottise qui, à la longue, consterne.

Mais en même temps, et Cocteau est souvent touchant sans le vouloir, il y a chez cet artiste hyper-doué un sentiment obscur et mal formulé de sa propre insuffisance. Rien ne le dit mieux que la complexité de son rapport à l’ami Picasso, le seul auquel il ne cesse de se mesurer implicitement en sachant que le dessinateur et le peintre, dont il envie l’assurance de soi jamais mise en défaut, le surclasse malgré les efforts en tous sens de ces années-là (l’église de Villefranche, la chapelle des Simples, les essais forcenés et lucratifs de production de céramiques), le surclasse et sans doute l’écrase. Telle est la quasi-certitude en filigrane, jamais mise au jour, qui l’angoisse lorsque le maître ne répond à son amitié cent fois affichée que par le silence.

Jamais peut-être Cocteau, qui toute sa vie pourtant dévorée par l’opium a été un « horrible travailleur », ne s’est autant que ces deux années, de déclin physique, tué à la tâche. Une urgence vitale le tenaille : produire son opus magnum avant la fin, qu’il sent proche. Il multiplie les exploits : juché sur les échafaudages et peignant à fresque comme Michel-Ange, bouclant coûte que coûte en dépit d’un épisode très grave d’hémorragie ce qu’il considère, à tort ou à raison, comme son morceau de poésie écrite le plus important depuis Opéra (il s’agit du Requiem, qui le lit aujourd’hui ?).

Mais surtout 1958-59, c’est le moment du Testament d’Orphée et comme le cinéma est assurément celle de ses activités grâce à laquelle il est, selon nous, assuré de passer à la postérité, les péripéties usantes de la gestation de cet ultime chef-d’œuvre justifieraient à elles seules l’attention passionnée que tout spectateur du Sang d’un poète, stupidement piétiné par les surréalistes, ou de ces autres merveilles : La Belle et la Bête, Les Parents terribles, Orphée, se doit d’accorder au présent volume.

Pour un cinéaste aussi inventif, doué pour la fantasmagorie concrète et naturellement peu commercial que Cocteau, monter l’affaire du Testament fut un long calvaire. Mais de déception en déception, plusieurs équipes de producteurs l’ayant successivement abandonné in extremis, il sut avec une ténacité admirable remonter la pente en poussant son rocher, jusqu’à ce qu’enfin le jeune François Truffaut, dont il avait lancé la carrière naissante à Cannes pour son premier film Les Quatre Cents Coups, lui permette enfin de donner le premier tour de manivelle le 7 septembre 59.

À partir de cette date, dans le journal, on suit pas à pas le tournage et les miracles qui l’accompagnent, dont les moindres ne sont pas, outre la participation gratuite de tant d’amis (Picasso, Yul Brynner, le torero Luis Miguel Dominguin, bien d’autres), la lutte avec le froid et le vent aux Baux-de-Provence, et surtout la superbe prestation que Cocteau lui-même, pour la première fois acteur depuis Le Baron fantôme de Serge de Poligny (1943), rôle qu’il semble curieusement avoir oublié, arrache plan après plan à son corps en miettes. Il est même capable, après avoir au début fait une scène au chef-opérateur et au maquilleur en découvrant, lors des rushes, le vrai visage de vieillard qu’il ne se connaissait pas et qui le dégoûte, d’accepter quand même sa disgrâce et de tenir jusqu’au bout la partition tragi-comique du vieil Orphée. Cocteau n’est jamais meilleur écrivain (c’était déjà vrai pour l’extraordinaire journal du tournage de La Belle et la Bête) que lorsqu’il se collette ainsi avec le bricolage singulier de la machine à rêves. Plus d’aigreur, de rancœur, de médisance, plus de paranoïa sur sa propre grandeur. Rien que la joie de bien faire ce pour quoi l’oiseleur d’images inoubliables (la mort du poète veillé par les bohémiens, la résurrection de la fleur d’hibiscus, le plongeon inverse de Cégeste) était à vrai dire le plus évidemment fait. Les dernières séquences de ce volume sont un régal.

Maurice Mourier

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