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Les ravissantes dans les coulisses

 Depuis sa création en 1951, le Crazy Horse est un cabinet raffiné, un lieu des corps nus qui dansent et se métamorphosent.
 Depuis sa création en 1951, le Crazy Horse est un cabinet raffiné, un lieu des corps nus qui dansent et se métamorphosent.

En soixante années, le Crazy Horse invente des fables variées du désir, des contes du plaisir, des fictions de la volupté, des images de la fantaisie amoureuse, des visions de la féminité ondoyante. Le Crazy Horse propose de 1951 à 2011 trente mille et une nuits de Paris. Le Crazy imagine des chorégraphies diverses, des jeux de la lumière et des ombres, des rythmes où les corps s’alanguissent et s’accélèrent (1). 

Sur la scène, les danseuses, les nymphes nues des nuits renaissent sans cesse. Elles célèbrent les mystères de la beauté, les cérémonies sensuelles, les fastes, les rites heureux, les triomphes de la séduction. 

Des projecteurs envoient sur les peaux des ravissantes les carrés colorés, les raies et les zébrures, les cœurs rouges ou noirs, les croix lumineuses. Les résilles des ravissantes, leurs réseaux, les entrelacs sont immatériels et se meuvent. Constituées d’éclats et d’ombres, les résilles s’animent lorsque les corps bougent et aguichent. Les nudités fascinent ; elles rayonnent ; elles éblouissent.

Les spectateurs perçoivent la peau frémissante des danseuses. La peau est un écran énigmatique. Les spectateurs font leur cinéma ; ils découvrent des fantasmes inattendus, des silhouettes qui enfièvrent, des gestes imprévus, des lueurs surprenantes, des mouvements arrêtés. 

Une résille contient et enserre une chair féminine. Elle déguise partiellement la troublante clarté de la chair et la révèle. Elle semble emprisonner la danseuse comme une sirène pêchée, comme une sirène enveloppée par un filet. Mais c’est la magicienne qui a choisi son filet, sa résille. Elle feint de s’emprisonner pour mieux te captiver, pour t’ensorceler, pour t’envoûter, pour hypnotiser. La ravissante est un appeau. Elle est un leurre. Elle est souricière provisoire en un spectacle. Elle est une feinte et un traquenard irréel. Tu succombes à son charme. La belle se love dans la résille ; elle s’y blottit. Sur la scène, les filles-léopards, les filles-tigresses, les filles-zèbres, les filles-girafes jaillissent en une savane fantasque. Fauves et fées, elles feulent. La blonde est striée. La brune est moirée. La rousse est ondoyante. Après la pluie, les jeux de la lune s’entrevoient. Les ombres des danseuses s’allongent et tournoient. Ou bien, une séductrice bleue est une ligne oblique...

Les danseuses ont choisi leur pseudonyme. Elles s’appellent Lola Barraka, Paula Flashback, Zanie Zizanie, Bulba Butterfly, Nouka Bazooka, Vivi Trocadéro, Daisy Oxygen, Patsy Dynamo, Olga Waterproof, Tara Carambole, Marianna Veritas, Sleepy Nightmare, Sunny Paradise...

Dans les coulisses du Crazy Horse, dans les loges, les danseuses dérivent, fulgurantes. Elles se dévêtent. Elles se rhabillent. Elles portent, parfois, un peignoir rouge. Elles rient ou elles boudent. Elles s’étirent. Elles s’étendent. Elles se cambrent. Elles se déploient. Elles bondissent. Devant son miroir, l’une s’agenouille sur un tabouret, elle se maquille. Une autre lit une revue. Une autre boit une eau gazeuse. Telle autre chausse des souliers insolites aux talons aiguilles. Une autre encore penche la tête ; elle rêve. Un corset sombre étrangle la taille d’une ravissante ; les pointes des seins se durcissent et se dressent ; les rubans noirs serpentent autour de ses jambes. 

Dans les coulisses, les perruques rouges, bleues, argentées, les étranges chapeaux sont accrochés. Sur la table, deux longs gants rouges sont posés avec le cahier des horaires de cette danseuse. 

Assez souvent, depuis une vingtaine d’années, le photographe-plasticien Antoine Poupel (né en 1956) regarde les danseuses avec une douce retenue, avec discrétion, avec délicatesse. Les danseuses et le photographe se sourient. Ils vivent en bonne intelligence, en une amitié réservée. Le photographe explore les espaces du Crazy Horse. Il est un silencieux. Vigilant, attentionné, respectueux, courtois, il observe les belles et les admire. À l’instant exact, il révèle le changement du bras d’une belle, la cambrure de ses reins, l’éclat de sa peau radieuse, un déhanchement, des cheveux qui se déploient et se balancent (2). 

Sur une photographie d’Antoine Poupel, les longues jambes nues de six danseuses inscrivent la répétition des lettres X. Le signe X est perçu comme le signe de multiplication. Ou bien, il rature et il barre... En algèbre, la lettre X désigne une « inconnue » dans un problème à résoudre. Dans cette photographie, il s’agirait peut-être d’une algèbre de l’Éros.

  1. Récemment, en 2011, le cinéaste Frederick Wiseman réalise le documentaire Crazy Horse (2 h 14).
  2. Antoine Poupel est passionné par le Crazy Horse et par le Théâtre équestre de Zingaro (1995-2011). Il propose aussi des portraits, des plantes imprévisibles, des crânes du Mexique, des voûtes d’architectures...
Gilbert Lascault

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