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Comment ne pas écrire un roman

Une œuvre littéraire, à quelque genre qu’elle appartienne, n’existe pas sans une torsion, une « accentuation », disait Mallarmé – qui s’exerce à partir de la langue commune en vue de la transfigurer, ou de la défigurer, en somme de la débarrasser de la fonction de bon bourricot porteur de banalités qu’elle assume dans la « communication ».
Alain Veinstein
Cent quarante signes
Une œuvre littéraire, à quelque genre qu’elle appartienne, n’existe pas sans une torsion, une « accentuation », disait Mallarmé – qui s’exerce à partir de la langue commune en vue de la transfigurer, ou de la défigurer, en somme de la débarrasser de la fonction de bon bourricot porteur de banalités qu’elle assume dans la « communication ».

Cette dénaturation du langage trivial atteint ses sommets, ou ses excès, en poésie. À la limite, celle-ci ne véhicule plus qu’un message minimal (les succès d’un athlète au cerveau de pois chiche dans un quelconque jeu panhellénique), et décuple les jouissances esthétiques de l’auditeur de Pindare par la création d’une langue composite mélangeant les ressources sonores de divers dialectes de la Grèce, une chimère de langue que personne n’a jamais parlée. Recette de dépassement du discours quotidien qu’ont prolongée avec plus ou moins de bonne conscience élitaire en français les auteurs anonymes de fatrasies au Moyen Âge, les Grands Rhétoriqueurs pré-renaissants, Aloysius Bertrand ou Stéphane Mallarmé.

Un peu, mais pas toujours très en deçà de ces jongleries extrêmes avec les mots et la syntaxe, il n’est aucun prosateur de génie, et presque aucun romancier à l’ambition proprement littéraire qui ne se veuille à distance mais en liaison étroite avec la poésie. Balzac lui-même, que l’on croyait autrefois « réaliste », ne se nomme-t-il pas constamment dans ses lettres à Madame Hanska « poète » et à fort juste titre si l’on entend par là ce qu’il faut entendre par littérature : d’abord la création de formes, la recherche de la Beauté divinisée par Baudelaire ? Ainsi le romancier, comme le poète, ne peut que se montrer avide de découvrir une méthode de distorsion inédite des usages normés du parler de son temps, et tant mieux si quelques nouveautés technologiques, en matière de machines à écrire notamment, vont lui permettre de s’affranchir un peu plus du brouillard de lieux communs, vocables usés, expressions toutes faites dans lequel nous sommes tous immergés.

La vocation d’Alain Veinstein est poétique et son œuvre de poète, poursuivie depuis un peu moins de quarante ans, d’une qualité que j’ai soulignée ici même (QL n° 1 038 pour Voix seule et n° 1 060 pour Scène tournante), est de celles, rares, qui unissent puissance et musicalité dans une sorte d’éloge doux-amer de la mélancolie. Mais qui peut le plus peut le moins, un poète écrira des romans sinon plus facilement, du moins plus légitimement qu’un romancier des poèmes, en « accentuant » son écriture avec une volonté de concision et d’exigence musicale à peine moin­dre dans la prose romanesque que dans le vers. En foi de quoi Alain Veinstein a produit des romans, dont l’excellent et étrange Dancing (Seuil, 2006) est le dernier en date.

Dancing est un roman poétique, bien entendu, un texte euphorisant et légèrement hypnotique, dont le héros, juché sur une motocyclette peut-être réminiscente d’André Pieyre de Mandiargues, caracole dans une nuit de rêve éveillé pour rejoindre un lieu (le dancing) et une amante improbables. Maîtrise – relative – de la danse, conquête, au moins onirique, de la femme : on pense à une sorte de Grand Meaulnes moderne, moins la décevante seconde partie du livre d’Alain-Fournier, celle où la beauté du fantasme érotique se dissout tristement dans le réel. Rien de tel chez Veinstein, l’enchantement amoureux et nocturne persiste jusqu’à la dernière page, enveloppant le lecteur, malgré les retours ironiques auto-dévalorisants du héros sur lui-même, dans une buée heureuse, envoûtante.

Élaboré, c’est du moins mon hypothèse, dans une manière d’état second, ce roman si inspiré agit comme un philtre et on comprend que l’auteur, depuis sept ans qu’il l’a achevé, languisse après une suite qui l’emmènerait dans une aventure littéraire aussi planante – et ce d’autant que sa poésie se fonde, presque tout entière, sur le versant sombre de sa personnalité.

Cent quarante signes ne se rattache à aucun genre. Je crois pourtant qu’il convient de mettre en rapport ce livre singulier avec le projet romanesque d’une suite à Dancing, ou plutôt avec la démonstration cocasse et virtuellement pathétique de l’impossibilité de mener à bien un tel projet dans la situation actuelle faite à la littérature.

Cette situation est la suivante : les moyens modernes, technologiques, de la communication, dans leur mirifique explosion de nouveautés, ont imposé, pas seulement aux jeunes lecteurs que l’on voit dans le métro, engoncés dans leur bulle, tapoter frénétiquement sur des tablettes de chocolat noir par instants parcourues de spasmes lumineux, pas seulement à ces maniaques pour qui le livre papier est un objet aussi obsolète que la rotule d’un mammouth laineux mais enfin majoritairement à eux, des pratiques de sècheresse expressive qui, dans le tweet de 140 signes, semblent avoir atteint leur (provisoire) acmé.

Face à cette réalité, le poète qui se veut dans le coup a une réaction bien naturelle de Grand Rhétoriqueur : je ferai de pauvreté vertu, de néant sémantique sens, de nullité sonore harmonie. Mais comme il est aussi, à l’imitation de nombre de vrais écrivains, pervers, il va négliger ce qui serait peut-être une facilité envisageable, faire servir le tweet, en poésie, à un nouveau haïku encore plus démuni, plus squelettique que l’original. Non, lui – on l’en approuvera d’autant plus que la japonomanie littéraire a fait pulluler en Occident des nichées de haïkus rigoureusement nuls –, lui serrera encore plus étroitement sa haire d’écrivain avec sa discipline et d’un « tweetage » quo­­tidien assumé construira… du roman, c’est-­à-dire un genre qui semble réclamer quelque ampleur.

On se doute qu’avec 140 signes c’est coton de partir sur les traces de Claude Simon. Alors, comment faire ? Une première décision s’impose : se mettre soi-même en scène dans son quotidien le plus plat. Le lecteur n’aura donc pas de doute, voilà l’auteur dans son métier (intervieweur à la radio), le voilà surtout en errance dans sa bonne ville de toute proche banlieue, juste de l’autre côté du périphérique, et allant du boulot au dodo par ce terrain d’expérimentation humaine idéalement sinistre qu’est le métropolitain.

Chez lui, il fait ses courses au marché local, promène son chien, imaginaire ou non peu importe, mate par la fenêtre qui donne sur la rue un essaim de jeunes filles proustiennes qui attendent le bus et dont il tomberait volontiers amou­reux s’il avait l’âge des amours juvéniles, cet âge qu’il regrette amèrement. Car ne vous y trompez pas, il est toujours le héros de Dancing et cherche sans se lasser à nouer une relation, au moins platonique, avec la marchande de légumes, ou la passante revêche qui, comme lui, est esclave d’un chien.

Et puis quoi de plus ? Eh bien ! rien. Le tweet, même si parfois on en transgresse les codes infantilisants afin d’y imprimer des bribes d’états d’âme, ne se prête pas au bouillonnement intérieur et sa rhétorique demeure exsangue, définitivement. La savante mise à l’épreuve stylistique opérée par le poète si discrètement lyrique, si effusif parfois dans sa retenue même, aboutit à un constat d’impuissance. Les départs multiples d’intrigues font long feu, les contacts romanesques grésillent puis cassent, les efforts déployés en vue de dépasser la communication basique avec les êtres de rencontre avortent.

De cette myriade de micro-échecs, le narrateur, le vague autobiographe qui tente de s’extérioriser par son truchement se gausse en souriant avec cet humour imperceptible dont aucun texte d’Alain Veinstein, même les plus noirs, n’est exempt. Mais en même temps, sans apitoiement aucun ni gloriole, l’auteur esquisse de lui-même un portrait d’homme délicatement chaplinesque, ou parfois langdonien (l’élégance en plus), qui gagne d’une façon irrésistible la sympathie du lecteur. Et il a, blague à part, atteint de plein fouet la cible littéraire qu’il s’était fixée : écrire 400 pages constamment drôles, touchantes, d’une réelle virtuosité poétique, sur un sujet casse-gueule entre tous, réussir une critique sans acrimonie ni passéisme de notre société technicienne dont l’infécondité artistique, revendiquée comme une victoire, inter­dit au plus doué des romanciers de donner une suite à Dancing, tout au moins s’il veut le faire en usant d’un gadget médiatique qui prétend courir partout sur ses millions de petites pattes.

Le tweet n’est donc pas l’équivalent du jeu de rimes des Marot père et fils. Rien là-dedans de « batelé » ni d’« équivoqué », rien d’authentiquement ludique. C’est ainsi et ce n’est pas triste. Car Alain Veinstein est tout de même parvenu à ses fins, sans jamais peser ni poser. Il a prouvé en littérateur que la littérature réside ailleurs que dans le tapotement stérile de faux écritoires portatifs. Queneau, avec ses Exercices de style, n’était pas allé aussi loin dans l’exploration du vide. 

Maurice Mourier

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