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Conserver et perdre

Article publié dans le n°1053 (16 janv. 2012) de Quinzaines

Michel Deguy
N'était le cœur. Poèmes
Avec Michel Deguy, nous nous trouvons devant une pensée à l’œuvre (à l’œuvre du poème), une pensée-poème, ou bien encore une œuvre de poésie ET de pensée, le « et » pouvant s’écrire co...

Avec Michel Deguy, nous nous trouvons devant une pensée à l’œuvre (à l’œuvre du poème), une pensée-poème, ou bien encore une œuvre de poésie ET de pensée, le « et » pouvant s’écrire comme l’esperluette qui lie les deux syllabes de Po&sie, titre de sa revue, créée depuis voici quelque trente ans.

Pensée à presque tout moment duelle, qui s’articule sur la perte et la reviviscence, comme dans L’Étrange Histoire de Peter Schlemihl, d’Adalbert von Chamisso, l’homme qui perdit son ombre et transforma cette perte en gain.

N’était le cœur serait, dans cette optique, à lire au soleil noir du magnifique Desolatio, inspiré à Deguy par la disparition de proches très chèrement aimés, et celle d’amis, comme Derrida. À l’ombre de leur mort et de la mort en général, une part de lui tombe dans le chagrin tandis que l’autre est aspirée par les hauteurs : ainsi est-il, terrestre et sublimé. « Winnicott appelle folie sa sagesse ; son erreur employée, compensée, transformée, réparée. Rendre le simple à l’obscur, pour l’expliquer (3). » C’est ainsi que le« travail sur soi » comme dit la psychanalyse, se confond avec le travail de l’écrivain, du poète : « … inventer la remontée, le resserrement (3) ».

Michel Deguy aime et pratique la sentence, la forme brève, aphoristique, comme dans Réouverture après travaux, titre distant, teinté d’humour, pour un ouvrage de réflexion : « Le culturel n’est pas le hangar du terminus. » On y retrouve aussi une formulation de la dualité, perte et continuation, désir de vivre malgré tout, exprimé en ces termes : « Il est clair, au fil des ans, que je désire à la fois conserver et perdre ; composer un “toujours” avec un “jamais” ; le plus-jamais de la perte avec le pour-toujours de la tradition (2). » On comprend, par ces lignes, que la perte s’étend des êtres chers aux valeurs, qui le sont tout autant. Que le désir de la reviviscence passe du privé, du personnel, au collectif, de la biographie à l’art et à la civilisation. Comment, dans cette optique, penser une poésie nouvelle, une poésie qui prenne en compte, aide à penser le présent, l’actuel, afin de le mieux vivre, d’agir sur lui ? « Le cuisinier cherche de nouvelles saveurs et transgresse les anciennes recettes… l’amour est à réinventer (2). »

Quelle poésie, donc, dans ces temps de désordre et pourquoi ? La poésie serait peut-être le principe qui permet de lutter contre la ptôse (la pesanteur, cause de chute), son lieu privilégié serait le haut et même le plus haut que le haut : « Se relever est la question (2). »

« On dirait que les marches ménagent la rencontre
D’un mortel qui s’élève
Et d’un céleste qui rechute (3). »

Le dilemme, la ténébreuse affaire : chute et rechute.
« Le cogito nous envoie par le fond (3) »

C’est un perdant de Dieu qui parle :
« La mort de Dieu, ça veut dire aussi la perte de tout “ point oméga”, i.e. de tout point de fuite à l’horizon… unifiant la perspective… et de toute clef de voûte (2). »
Elle qui serait le (seul ?) remède à la désolation, et moyen d’expression de la rumeur qui gronde au ras du sol, à la mesure de la souffrance des humains, des mourants que nous sommes. Bien que les dieux soient morts (pas assez morts, écrit Deguy), elle invente les fables, comme Kafka, et raconte la genèse :
« Les choses étaient à l’extérieur. Les bêtes se frôlaient, la montagne ne se regardait pas dans l’eau : les reflets aussi étaient des choses, sur les eaux intactes.
Il entra dans l’Éden avec la pensée mauvaise. Il se vit, se mira. Il se tut ; songea. Attendit, ourdit, surprit. Tarda. Il conserva le feu. Il vit que c’était mal… (3) » 

Dans ce contexte, les seuils importent, qui délimitent, qui séparent le dedans du dehors ; qui permettent d’être seul dans le retrait si désiré, ce qui n’exclut pas l’intérêt pour le monde extérieur, que Deguy dit aimer superstitieusement, idolâtriquement. Le poète est celui qui manie le langage, qui lui fait rendre sens. Mais attention, « n’était le cœur, nous serions sourds (3) ». Aimer est primordial :
« Elle la vivante
et lui le mourant s’attirent
s’aiment
Sans union sans enfant (3). »

La poésie : elle est aussi mémoire des disparus aimés et proches, « ceux qu’on ne reverra pas sont avec nous plus intimement. Nous les transportons (1) » ; des disparus aimés lointains, les poètes qui nous ont précédés, dont les mots sont présents dans nos mots et les pensées dans nos pensées : « 2005 fut l’année où je les perdis – Raphaël et ma sœur » (Raphaël est le prénom du petit-fils). On entend dans cette phrase le « mon enfant ma sœur » de Baudelaire, comme on entend ceux dont les vers nous ont calmés, bercés, dans le poème suivant :
« … la vie
dont on se sait depuis la Sphinge que ceci

qu’il y eut un matin et qu’il y eut un soir
et que le jour commence et que le jour finisse… (3) »

  1. Desolatio, Galilée, 2007.
  2. Réouverture après travaux, Galilée, 2007.
  3. N’était le cœur.
Marie Etienne

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