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Danser sa vie

Une exposition foisonnante. Une multiplicité de richesses et de surprises : peintures, photos, films, performances… Et tout ce qui a été écrit, plus que sur les pas, sur le corps de la danse : sa chorégraphie et la graphie, de danseurs, de peintres, d’écrivains qui l’étendent en « renvois miroiriques » (Duchamp).
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Une exposition foisonnante. Une multiplicité de richesses et de surprises : peintures, photos, films, performances… Et tout ce qui a été écrit, plus que sur les pas, sur le corps de la danse : sa chorégraphie et la graphie, de danseurs, de peintres, d’écrivains qui l’étendent en « renvois miroiriques » (Duchamp).

De Nietzsche à Didi-Huberman, de Muybridge à Jan Fabre, de Niginsky à Merce Cunningham.

Nietzsche s’écriait : « Je ne peux croire qu’à un dieu qui saurait danser. » « Danser sa vie », c’est l’invite d’Isadora Duncan. Et sa foi : « La danseuse de l’avenir sera quelqu’un dont le corps et l’âme auront grandi si harmonieusement de concert que le langage naturel de cette âme sera devenu le mouvement du corps. »

De l’Américaine installée en France (1877-1927), souvent on n’a retenu, image d’Épinal ou, plutôt, figure d’un ballet sans lendemain, que la danseuse mourant étranglée par son écharpe blanche prise dans les rayons d’une Bugatti : « Dès le début je n’ai fait que danser ma vie. » 

Sa vie, elle la voyait épousant le mouvement de la nature. La danse, elle voulait qu’elle se développât dans la courbe, non pas scandée dans l’angle droit : deux voies qu’a prise la danse moderne, la première liée au corps, nu ou parmi des voiles, liée à sa chair plus qu’à ses schèmes qui l’emportent dans la seconde voie.

En 1887, Muybridge compose un série de photographies de femmes « dansant au voile ». Isadora Duncan rend en figures corporelles le mouvement de son « serpentement intérieur ». Elle doit beaucoup à Nietzsche, à ces premières pages de Zarathoustra : « Je vous le dis, il faut porter en soi un chaos pour mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos. » La pensée nietzschéenne du corps a suscité nombre d’héritiers : Niginsky, Martha Graham, ou Mary Wigman.

Un des premiers chapitres de Ainsi parlait Zarathoustra est une adresse fougueuse aux « contempteurs du corps » : « C’est aux contempteurs du corps que je veux dire leur fait (…). Je ne marche pas sur votre chemin, contempteurs du corps ! Vous n’êtes point pour moi des ponts vers le Surhumain. » 

Innombrables les ponts lancés par la danse, seule réponse aux contempteurs du corps. La matière réunie à l’exposition pouvait en faire apparaître à foison. Les deux commissaires, Christine Macel et Emma Lavigne, ont choisi trois ouvertures thématiques : I. Danses de soi, II. Abstraction des corps, III. Danse et performance. Des sous-chapitres, des études spécifiques, des dates climatériques, des noms, des personnages-clés, pas toujours les plus connus aujourd’hui, un foisonnement de formes neuves du ballet, le désir de faire reconnaître l’ampleur du dialogue entre les arts astreints à l’immobilité et la chorégraphie : ainsi La Danse de Matisse à l’entrée de l’exposition, et, de 1968, Planes de Trisha Brown dont quelques projections permettent de voir les suspensions de trois danseurs en superposition à des images de New York. Il y a beaucoup à voir à l’exposition, beaucoup à regarder, longtemps et de près, en allant de la découverte à la retrouvaille.

On retournera à ce que Mallarmé a « crayonné au théâtre » sur le ballet, en 1886 ou 1893. Ce qu’il a écrit à propos de Loïe Fuller (1862-1928) sur laquelle malgré un « tout a été dit », il avance néanmoins : 

« Qu’une femme associe l’envolée de vêtements à la danse puissante ou vaste au point de les soutenir, à l’infini, comme son expansion –
La leçon tient en cet effet spirituel.
 »

Les danses de soi, premier tiers de l’ouvrage introducteur à l’exposition, offre trois ouvertures : « Subjectivités modernes : entre désir d’extase et d’eurythmie », « Danse de la vie : de la danse expressionniste à la danse-théâtre » et « Les corps volants du nazisme » (les dignitaires nazis étaient épris d’un art qui exaltait les corps et les racines germaniques).

Des danseurs-chorégraphes pouvaient souscrire à la pensée d’Isadora Duncan : « L’attitude que nous adoptons affecte notre âme : un simple renversement de la tête exécuté avec passion provoque un frisson bachique, de joie, d’héroïsme ou de désir. »

À cette posture dionysiaque peut répondre l’eurythmie apollinienne, dans l’opposition faite par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie. Cependant l’Homme, devenu le Danseur, peut s’identifier lui-même à l’œuvre d’art. Un nom est attaché à ce que l’on nomme ici « la danse expressionniste ». Rudolf van Laban (1879-1958), originaire d’Autriche-Hongrie, étend sur tout le XXe siècle son influence de théoricien, chorégraphe et fondateur d’écoles. Des photos montrent Laban et ses élèves, nues, très belles, en accord avec la nature du lac Majeur. Sa disciple, Mary Wigman, notait : « Nous étions jeunes. Et la liberté de ces semaines d’été, ajoutée à la beauté ensoleillée du paysage, délivrait nos membres et ouvrait les portes spirituelles de notre vivacité. » Laban a publié un traité qui fut fameux : Vision de l’espace dynamique fondée sur son graphisme. Le corps humain peut s’inscrire dans un icosaèdre. Abstraction et sensualité. Laban dit avec précision : « Le plaisir premier de danser est le contact avec l’espace pur et simple. L’essence de ce plaisir est le toucher et la beauté surgit lorsque l’âme est capable de se retourner à son premier contact avec l’espace du silence. »

Mary Wigman, qui pensait que la danseuse devait faire apparaître son démon intérieur, crée en 1914 Danse de la sorcière. Elle la reprendra des années plus tard après avoir, terrifiée, surpris son visage hagard dans un miroir : « L’image d’une possédée, sauvage et lubrique, repoussante, fascinante. »

Un nom est resté célèbre en France, jusque dans les années 50 me semble-t-il, celui de Kurt Jooss, pour La Table verte (1932), chorégraphie dénonçant la guerre. Son auteur partira bientôt en exil en emmenant les danseurs juifs qui ne répondaient pas à l’idéal des corps volants filmés aux Jeux olympiques par Leni Riefenstahl. C’est auprès de Jooss que s’est formée Pina Bausch. Pour elle il y a un langage spécifique qui est celui de la danse : « Certaines choses peuvent être exprimées par les mots, d’autres à travers le corps. Mais il y a aussi des moments où l’on reste sans voix sans savoir quoi faire. C’est là que commence la danse. » Pina Bausch s’est imposée à l’attention. Récemment encore dans un film de Wim Wenders. Liée aussi à l’école de Mary Wigman (Étude de mouvement au bord du lac Majeur, 1914), l’étrange et multiple Harold Kreutzberg (1902-1968) pour qui « toute expé­rience doit être transformée en mouvement ». 

La place dominante du corps – tactilité ou courbe – commande deux ouvertures. La Danse de Matisse, pour la pureté de la ligne et le jeu des couleurs, entend communiquer la joie de vivre. « La danse est une chose extraordinaire : vie et rythme. Il m’est facile de vivre avec la danse. » Le propos est de Rodin qui voyait dans la danse une architecture animée, qui aimait les voiles de Loïe Fuller, qui invita Isadora Duncan à danser pour lui, pieds nus, à l’hôtel Biron. Le sculpteur, dessinateur de corps érotiques, écrivait à propos de la danse : « C’est la peinture, la sculpture, la musique tout entières qui s’animent. »

L’histoire de l’art, classiquement, range les peintres par parentés, voire par écoles. Ici la diversité règne, puisque le point de rencontre des œuvres, faites de toutes sortes de médiums, c’est la danse. Une autre façon d’écrire l’histoire de l’art, fertile en surprises, voire en émotions.

Procurées par Derain, La Danse (1905) par le Kirchner de La Danse de la mort, par une chorégraphie de Mary Wigman, dont Ernst Ludwig Kirchner suivait les répétitions le crayon à la main. Les échanges peuvent être plurivoques. Les expressions figurées sont diverses. Cependant les artistes recourent au même voca­bulaire s’ils veulent dire la danse. Ainsi Emil Nolde : « La danse comme expression d’art ou comme mouvement, comme vie, était toujours une joie pour moi. » Une joie secrète, mystérieuse, qui est celle communiquée par Danseuses aux bougies (1912).

À la deuxième section de l’exposition, Abstraction des corps, des œuvres et des noms dont la rencontre a parfois besoin d’être éclairée. Ainsi cette liste partielle : la danse futuriste, Picabia, Picasso, Rodtchenko, Oskar Schlemmer, Theo van Doesburg, Man Ray, Fernand Léger, Joséphine Baker… et de moins célèbres. On se bornera ici au nom de Kandinsky à qui l’on doit les réflexions les plus aiguës sur la constitution et le sens des figures de la danse. Son regard est d’une extrême précision : regards sur le passé et dans le présent, cela vaut pour les artistes ses contemporains et pour lui-même, pour les représentations de la danse et pour la danse comme représentation.

De deux tableaux de Matisse : La Danse et La Musique, le premier l’emporte par la rythmique, dont le second est dépourvu. Kandinsky publie dans Le Cavalier bleu (Der Blaue Reiter), La Sonorité jaune, sous-titrée composition scénique (dans Regards sur le passé, Hermann éd.), où, dans ce théâtre écrit, jouent les oppositions de couleurs, de mouvements, rythmiques ou arythmiques. Dans Point, lignes et plans, on trouve dressés le lexique et la syntaxe de ce nouveau langage.

Commentant le point, il relève sa présence dans le saut du danseur et sa multiplicité dans la danse moderne. L’exemple en est donné par les figures photographiées de la danseuse Palucca.

Dans l’analyse de la ligne faite par Kandinsky on retrouve Gret Palucca où son exemple est réuni à celui d’Alexandre Sakharov (dont la place à l’exposition me paraît exiguë) : « Dans La Danse, tout le corps est, dans la danse contemporaine, chaque doigt dessine des lignes aux expressions précises. Le danseur “moderne” suit sur la scène des lignes distinctes et il les inclut comme un élément essentiel dans la composition de sa danse (Sakharov). Tout le corps du danseur, jusqu’au bout des doigts, constitue à tout moment une composition linéaire ininterrompue (Palucca). »

La troisième thématique conduit de la danse à la performance : « Dada danse : à l’origine de la performance » (Marc Dachy). Nous accédons à notre présent et aux images qui nous ont marqués : Pollock, par le truchement des photos et du film de Hans Namuth (publié dans Macula). Trisha Brown (née en 1936) pour qui Rauschenberg créa une « présentation visuelle ». Robert Morris, Jasper Jones, Yves Klein, Andy Warhol… pour citer les plus célèbres, auxquels l’exposition nous permet de joindre beaucoup d’autres.

Dénudée, luisante, huileuse, le corps oint d’une substance pâteuse et réfléchissante, seize minutes durant on s’arrête devant cette image de Jan Fabre, réfléchissant la beauté, féminine ou animale, les deux, dardant sur nous son regard, interrogeant notre présence dans un temps et un espace disloqués.

Georges Raillard

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