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Coup(é) du monde : paradoxes de la littérature

Article publié dans le n°1216 (16 juin 2019) de Quinzaines

Jusqu’à « La Télévision » (1997), Jean-Philippe Toussaint publie aux éditions de Minuit des romans. À partir des années 2000, il emprunte d’autres voies formelles, proposant à ses lecteurs des récits, des textes de réflexion qu’il rassemble en recueils. « La Mélancolie de Zidane » (2006) constitue dans ce corpus un hapax, dans la mesure où il s’agit d’un texte très bref édité de manière isolée.
Jusqu’à « La Télévision » (1997), Jean-Philippe Toussaint publie aux éditions de Minuit des romans. À partir des années 2000, il emprunte d’autres voies formelles, proposant à ses lecteurs des récits, des textes de réflexion qu’il rassemble en recueils. « La Mélancolie de Zidane » (2006) constitue dans ce corpus un hapax, dans la mesure où il s’agit d’un texte très bref édité de manière isolée.

« Zidane regardait le ciel de Berlin sans penser à rien, un ciel blanc nuancé de nuages gris aux reflets bleutés, un de ces ciels de vent immenses et changeants de la peinture flamande, Zidane regardait le ciel de Berlin au-dessus du stade olympique le soir du 9 juillet 2006, et il éprouvait avec une intensité poignante le sentiment d’être là, simplement là, dans le stade olympique de Berlin, à ce moment précis du temps, le soir de la finale de la Coupe du monde de football. » 

Jean-Philippe Toussaint, La Mélancolie de Zidane 

Voilà comment Jean-Philippe Toussaint aborde cette soirée mémorable du 9 juillet 2006, en enveloppant celui qui s’apprête à clore sa carrière dans la durée étale de l’imparfait. Ce Zidane solitaire et contemplatif, étranger à l’effervescence du stade, introduit dans le récit une présence paradoxale, les yeux rivés au ciel, comme oublieux des enjeux, éloigné du monde parce que profondément « au monde ». À partir de cette intense vacance initiale, Toussaint fait de l’icône footballistique une icône mélancolique, à qui tout échappe et dont le geste même nous échappe : « Le geste de Zidane, invisible, incompréhensible, est d’autant plus spectaculaire qu’il n’a pas eu lieu. Il n’a tout simplement pas eu lieu, si l’on s’en tient à l’observation directe des faits dans le stade et à la confiance légitime que l’on peut accorder à nos sens, personne n’a rien vu, ni les spectateurs ni les arbitres. » Cette invisibilité du « coup de tête » participe du sacré, et l’onction de Buffon, « le gardien de but italien, qui surgit et se met à lui parler et à lui masser la tête, lui malaxer le crâne et la nuque, dans un geste surprenant, caressant, enveloppant », en est la confirmation ludique. 

Lorsqu’en 2006 paraît La Mélancolie de Zidane, l’opuscule surprend, par sa forme, par son thème. Pourtant, il n’est pas illégitime de l’inscrire dans la continuité de la galerie d’autoportraits (à l’étranger) déjà exposés dans le recueil éponyme paru en 2000. Jean-Philippe Toussaint désigne en effet ce sentiment saturnien comme sien : « La mélancolie de Zidane est ma mélancolie, je la sais, je l’ai nourrie et je l’éprouve. Le monde devient opaque, les membres sont lourds, les heures paraissent appesanties, semblent plus longues, plus lentes, interminables. » Cette confidence prend d’abord la forme d’une affirmation, d’une revendication de propriété, que nul ne s’y trompe, il s’agit bien de « sa » mélancolie, mais la description du phénomène est alors pure littérature, puisque ces « heures appesanties » se révèlent être celles que décrit le narrateur de La Salle de bain. Cette mélancolie, qu’elle soit celle de Zidane ou qu’elle soit celle de Toussaint, est tout à la fois un repli et un déploiement littéraire. Dans un même mouvement, Jean-Philippe Toussaint relègue à l’arrière-plan le personnage de Zidane et fait affleurer sa propre présence en citant très exactement son premier livre publié : c’est donc son texte qui incarne « sa » mélancolie et dessine une continuité par cette réécriture, constituant un retour aux origines.

« La mélancolie de Zidane est ma mélancolie, je la sais, je l’ai nourrie et je l’éprouve. » C’est la mélancolie, dit à son tour, au cœur de l’exposition « Livre/Louvre », le diptyque que forment la gravure de Dürer et cette phrase, alors détachée de son contexte initial, sonnant comme une sentence. Le catalogue La Main et le Regard qui accompagne cette exposition (Le Passage, 2012) se termine sur une section précisément intitulée « Mélancolie », sur cet état pensif, et un polaroïd de Madeleine Santandrea, simple photo de famille aux couleurs ternies, en compose l’explicit nostalgique.

« Coup(é) du monde », tel est un des motifs particulièrement ambivalents qui circulent dans les créations toussaintiennes. Cette circulation, ce flux pareil à celui du temps qui passe, se retrouvent dans le recueil Football (2015), et les dernières lignes de « Brésil 2014 » font en effet écho à la page liminaire de La Mélancolie de Zidane. Quoiqu’en dise le titre, le texte ne se déroule pas au Brésil mais au cap Corse, à Barcaggio, dans la maison familiale où Toussaint séjourne, désireux de se consacrer à « la littérature, et uniquement à la littérature », et même de se retirer dans la littérature, confiant qu’il avait « toujours été à la recherche d’un lieu clos, coupé du monde, chaud, rassurant, un lieu rêvé qui a pu prendre l’image d’une salle de bain dans [s]on premier livre mais qui ne pouvait plus être [maintenant] que la littérature elle-même ». Or il est malgré tout rattrapé par l’actualité sportive et tente vaille que vaille de suivre, après une succession de péripéties cocasses, le match qui oppose l’Argentine aux Pays-Bas. La victoire sud-américaine importe finalement peu, et le texte se clôt sur une contemplation du ciel qui s’accompagne d’une sensation poignante d’être là, dans la marée du temps, qui peut prendre la forme d’un ciel flamand charrué de nuages ou d’un ciel corse zébré de lueurs lointaines.

« Les orages continuaient de faire rage en Italie, et j’observais les bouleversements voilés du ciel à l’horizon, que je voyais se déchirer par à-coups, dans des palpitations blanchâtres, saccadées et muettes. J’entendis alors faiblement derrière moi la voix endormie de Madeleine dans son lit, qui me demanda doucement : “C’est fini le football ?” Oui, c’était fini.

C’est le ciel maintenant. » 

Football met certes en avant la valeur apotropaïque du jeu, mais fait plus encore entendre les grondements du temps, orchestrant dans sa composition même des mouvements réflexifs, faisant émerger des « heures poignantes et disparues » emportées dans le mouvement des ciels, le flot des rivières. Le récit « Corée-Japon 2002 » se termine ainsi sur le cours de la Kamo, ramenant dans un même geste le « fil ténu » de la littérature :

« Nous sommes au début des années 90, c’est mon premier voyage au Japon, et je regarde la Kamo à travers les stores de la chambre de l’hôtel Fujita. Le ciel est gris, le lit de la rivière est quasiment sec, l’eau coule à peine parmi les herbes rases et les cailloux. Elle m’a paru si laide, la Kamo que j’aime tant aujourd’hui, la première fois que je l’ai vue. Cela fait plus de dix ans que je regarde couler la Kamo comme une image du temps qui passe, identique et différente, le jour et la nuit, sous le soleil ou sous la pluie. Je suis de nouveau à Kyoto maintenant. […] Je regarde la Kamo et le temps gronde, qui passe au fil de l’eau : je vieillis au rythme de son cours. »

Et dans ce grondement s’entend néanmoins la douceur consolante d’un « cliquetis de couleurs et de consonnes ».

Claire Olivier

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