A lire aussi

Impression(s), soleil levant

Article publié dans le n°1216 (16 juin 2019) de Quinzaines

De la Méditerranée au miroir d’eau, Ange Leccia et Jean-Philippe Toussaint ont bien des territoires en partage, et leur coopération au Madd-Bordeaux reflète la convergence de leurs regards, dans le flux et le reflux de leurs images entremêlées.
De la Méditerranée au miroir d’eau, Ange Leccia et Jean-Philippe Toussaint ont bien des territoires en partage, et leur coopération au Madd-Bordeaux reflète la convergence de leurs regards, dans le flux et le reflux de leurs images entremêlées.

Leurs parcours et leurs travaux s’entrecroisent, suivant le fil de leur amitié et des complicités artistiques qui la confortent. Jadis, le cinéaste a filmé l’écrivain lisant des extraits de Noces et de L’Été d’Albert Camus ; aujourd’hui, dans le cadre de l’exposition « Jean-Philippe Toussaint décoratif », il devient lui-même lecteur des images de son ami, qu’il intègre à de nouvelles compositions, véritables réécritures filmiques. 

Tout comme Chen Tong, Ange Leccia s’est glissé dans un récit toussaintien, en l’occurrence un texte d’Autoportrait (à l’étranger), « Cap Corse (le plus beau jour de ma vie) », dans lequel, en quelques pages virevoltantes, il est témoin de la victoire de son « partenaire de boules attitré », à qui le sort avait ce jour-là imposé un autre coéquipier, introduisant dans le tournoi la possibilité d’un « affrontement fratricide en finale » – la possibilité seulement, il se trouve qu’Ange a, fortuitement, perdu sa demi-finale. Au-delà de cet épisode, on peut aisément admettre que les échanges de Leccia et Toussaint dépassent des considérations tactiques de pétanqueur. Leur dialogue artistique se déploie sur d’autres « terrains » et s’est trouvé très tôt enrichi par des aventures similaires… 

Ainsi, Ange Leccia mentionne comme un moment important leur résidence d’artistes à Kyoto. Tous deux, l’un en 1992-1993 comme cinéaste et plasticien, l’autre comme écrivain en 1996, ont en effet séjourné à la Villa Kujoyama. On ne saurait dire de manière précise ce que leur a apporté cette immersion privilégiée dans la culture japonaise ; on peut du moins émettre l’hypothèse que l’acuité de leur regard s’en est trouvée accrue, qu’ils ont pu appréhender une autre forme d’attention au monde, à la nature, aux éléments. Quoi qu’il en soit, cette expérience décisive a nourri leurs imaginaires, dessiné une géographie intime d’émotions et de sensations, dont leurs œuvres portent la trace et qu’ils peuvent communément solliciter. Du reste, le pays du Soleil-Levant est très présent dans ce même recueil où se glisse Ange Leccia, Autoportrait (à l’étranger), au travers des trois récits respectivement consacrés à Tokyo, Kyoto et Nara ; il est également essentiel dans la geste de Marie et se retrouve dans Football.

Dans sa préface à l’édition de poche d’Autoportrait (2012), Jean-Philippe Toussaint s’explique sur la manière dont il a travaillé ses « impressions », mettant en exergue cette attention portée aux « petits miroitements poignants ou merveilleux du quotidien ». Or, lorsqu’on demande à Ange Leccia de caractériser le travail artistique de son ami, il met précisément en avant cette aptitude à s’emparer des choses simples, à peine perceptibles, cette aptitude à faire force de leur ténuité même. Ce qu’il aime chez Jean-Philippe Toussaint, c’est cette capacité à appuyer à la fois avec une grande légèreté et de tout son poids sur le réel pour le faire basculer, pour en faire quelque chose d’autre, qu’on peut, oui, appeler une « œuvre d’art » ; faire basculer, un travail de poète qui s’empare de la matière et l’emmène de l’autre côté. 

Ces territoires en partage sont donc ceux dans lesquels ils évoluent tous deux, qu’ils arpentent les sentiers corses ou les ponts enjambant la Kamo. Ils embrassent les mêmes saisons – l’été camusien, l’hiver minéral d’un retour à Tipasa –, vivent les mêmes temps de la création, « l’urgence et la patience », « le fatal et le fortuit ». Et c’est naturellement que ces deux derniers termes viennent désigner le film conçu spécifiquement pour l’exposition du Madd, film dans lequel Ange Leccia nous donne à voir et à entendre Anna Toussaint lisant des passages de Nue, où l’écrivain nous confie, par le biais de son héroïne Marie, ses « impressions » sur le processus de création. 

Le prochain projet qui réunit Ange Leccia et Jean-Philippe Toussaint est plus directement encore une affaire d’impressions et de soleil levant, puisqu’à l’occasion d’un travail visuel autour de Claude Monet et de Giverny, le vidéaste a sollicité l’écrivain, qui donnera à lire une nouvelle originale, dans une exposition d’abord présentée en 2020, et cela semble une évidence, au Japon, à l’Artizon Museum, puis au Louvre-Abu Dhabi et enfin à l’Orangerie. 

De la Méditerranée au miroir d’eau, de la baie de Tokyo à la Seine, Ange Leccia et Jean-Philippe Toussaint ont bien des territoires en partage…

1. Des extraits de leur vidéo – intitulée Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages et tournée en 2007, où Ange Leccia filme Jean-Philippe Toussaint en train de lire Camus – sont accessibles sur le site de l’auteur : http://www.jptoussaint.com

Claire Olivier