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Article publié dans le n°1216 (16 juin 2019) de Quinzaines

Depuis bientôt trente-cinq ans, Jean-Philippe Toussaint nous donne à voir les signaux – livres, films, essais, photographies, vidéos, expositions – qui dessinent un chemin circulant sous la lumière crue des néons comme dans l’ombre ouatée des coulisses.
Depuis bientôt trente-cinq ans, Jean-Philippe Toussaint nous donne à voir les signaux – livres, films, essais, photographies, vidéos, expositions – qui dessinent un chemin circulant sous la lumière crue des néons comme dans l’ombre ouatée des coulisses.

« Qu’est-ce que créer aujourd’hui dans le monde dans lequel nous vivons ? 
C’est proposer de temps à autre, dans un acte de résistance non pas modeste, mais mineur, un signal – un livre, une œuvre d’art – qui émettra une faible lueur vaine et gratuite dans la nuit. »

Jean-Philippe Toussaint, Football. 

La publication de La Salle de bain (1985) a constitué cette première lueur. En 2015, c’est à ce récit que se réfère initialement Jean-Luc Outers lors de la réception de son collègue à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique1. Il rappelle à l’assemblée que ce roman « a fait son chemin comme un rhizome, et s’est mis à circuler comme ça, presque sous le manteau, par la simple vertu du bouche à oreille » pour être ensuite « rapidement traduit dans une vingtaine de langues ». Quelle que soit l’importance de ce premier signal et de ceux qui lui ont rapidement succédé (Monsieur paraissant l’année suivante et L’Appareil-photo en 1989), elle n’aurait pas suffi à déterminer la place que Jean-Philippe Toussaint occupe désormais dans le paysage littéraire francophone ; et ses publications successives sont autant de jalons qui déterminent une solide reconnaissance. 

La réception des premiers romans met en exergue l’équilibre entre l’ascétisme de l’écriture et la légèreté de ton. Pour la critique, la tentation est grande de lire Jean-Philippe Toussaint par le prisme des éditions de Minuit et de ses phares – Beckett, Robbe-Grillet –, qu’il désigne du reste lui-même comme des figures tutélaires dans L’Urgence et la Patience (2012), où s’exprime son « art poétique ». Ce recueil, plus encore qu’un hommage aux « grands hommes », fait allégeance à la littérature, parfaitement incarnée par un « pur vertige de rythme et de sonorité, cliquetis de couleurs et de consonnes » d’une phrase beckettienne extraite de Watt. Jean-Philippe Toussaint le revendique, il est un écrivain de Minuit, c’est-à-dire, avant tout, un écrivain. 

Ainsi, à l’occasion de son exposition « Livre/Louvre », quand il pose devant la Joconde avec certains confrères, il ne s’agit nullement de constituer un courant ou de signifier l’appartenance à une même maison – deux d’entre eux sont d’ailleurs publiés par d’autres éditeurs –, mais d’inviter des amis, Philippe Djian, Jean Echenoz, Emmanuel Carrère et Pierre Bayard, qui se trouvent être des écrivains majeurs, participant tous d’une esthétique propre et que réunit une même exigence. Aussi est-on ici fort éloigné du cliché iconique de 1959, qui rassemble rue Bernard-Palissy, devant le siège des éditions de Minuit, les écrivains du nouveau roman. Dans le catalogue de l’exposition, La Main et le Regard (Le Passage, 2012), le portrait de groupe est d’ailleurs facétieusement intitulé L.H.O.O.Q ? (On se pose la question). Les cinq écrivains tournent le dos au portrait de Mona Lisa, plutôt que de le contempler à satiété dans un moment privilégié (la prise de vue ayant lieu un mardi, jour de fermeture du musée). Et leur posture d’aimable défi est évidemment corroborée par le titre choisi, qui fait référence à la parodie de 1919 de Marcel Duchamp et non à la toile du maître de la Renaissance. Le propos parenthétique ajouté au titre de Duchamp affiche une distance humoristique et réflexive qui nous ramène à l’écriture toussaintienne. L’homophone du titre, « look », rappelle que le regard est au cœur de la création comme le signifie la citation de La Vérité sur Marie (2009) que le catalogue porte en épigraphe : « La main et le regard, il n’est jamais question que de cela dans la vie, en amour, en art»

Emmanuel Carrère s’est emparé de l’espièglerie de ce cliché, à plus d’un titre manifeste, pour nous donner à lire son portrait de Jean-Philippe Toussaint.

1. Séance publique du 16 mai 2015, à Bruxelles. Texte disponible sur www.arllfb.be

Claire Olivier