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La clé USB sur la moquette

Article publié dans le n°1219 (01 sept. 2019) de Quinzaines

La publication par Jean-Philippe Toussaint aux Éditions de Minuit de « M.M.M.M. » a permis en 2017 de rassembler en un seul volume le cycle romanesque dédié à Marie Madeleine Marguerite de Montalte, cycle progressivement constitué de 2002 à 2013 à partir des quatre volumes « Faire l’amour », « Fuir », « La Vérité sur Marie », « Nue ». Toujours en 2017, avec « Made in China », l’écrivain belge a poursuivi sa réflexion sur l’écriture entamée avec « L’Urgence et la Patience » (Minuit, 2012), ce second volet de son art poétique permettant également de mettre en perspective son travail filmique. Lors de cette rentrée littéraire, c’est un roman, « La Clé USB », que nous donne à lire Toussaint, un récit qui s’articule en trois parties toutes régies par la voix et le point de vue du héros, Jean Detrez.
La publication par Jean-Philippe Toussaint aux Éditions de Minuit de « M.M.M.M. » a permis en 2017 de rassembler en un seul volume le cycle romanesque dédié à Marie Madeleine Marguerite de Montalte, cycle progressivement constitué de 2002 à 2013 à partir des quatre volumes « Faire l’amour », « Fuir », « La Vérité sur Marie », « Nue ». Toujours en 2017, avec « Made in China », l’écrivain belge a poursuivi sa réflexion sur l’écriture entamée avec « L’Urgence et la Patience » (Minuit, 2012), ce second volet de son art poétique permettant également de mettre en perspective son travail filmique. Lors de cette rentrée littéraire, c’est un roman, « La Clé USB », que nous donne à lire Toussaint, un récit qui s’articule en trois parties toutes régies par la voix et le point de vue du héros, Jean Detrez.

C’est par un blanc que s’ouvre le dernier roman de Jean-Philippe Toussaint, un blanc paradoxal, une absence, une vacuité, un mystère immédiatement posés par une parole qui s’affirme dans une assertion inaugurale : « Un blanc, oui. » Aux portes du récit, et ce terme de « porte » se révèlera essentiel, nous nous trouvons happés par l’énigmatique confidence du narrateur qui nous place d’emblée dans les arcanes d’une disparition dont il est tout à la fois l’objet et l’acteur. Nous pénétrons au cœur de ce que le personnage présente comme une « parenthèse occulte ». Jean Detrez mène son récit en revendiquant sa responsabilité dans l’agencement de ce secret, de « cette parenthèse » qu’il a lui-même « organisée en gommant toute trace de [s]a présence au monde », et la narration s’érige sur le socle de cet effacement. Aussi sommes-nous immédiatement pris dans la trame de ce suspens dont nous entendons connaître les circonstances. Désireux de revenir à la source, de saisir les causes et les justifications, nous nous laissons porter par le récit rétrospectif de celui qui s’avère, séduisant paradoxe, un expert de l’avenir, un eurocrate soucieux du devenir du monde, rien de moins, rien de plus peut-être aussi…

Detrez travaille donc « sur l’avenir » au sein de la Commission européenne, pourtant son propos revient sur les fondements de son expertise, sur les « grandes figures de la prospective », personnalités bien réelles, qu’il fait défiler en une érudite et rigoureuse rétrospective. Ces pages didactiques n’ont rien d’une digression, leur objectivité affichée influe sur la valeur des analyses de Detrez, elles en constituent une garantie et nous adhérons dès lors à sa relation des événements. Ainsi, quand ce dernier révèle qu’il a été approché par des lobbyistes en faisant surgir les figures de John Stavropoulos, Dragan Kucka, Yolanda Paul, nous lui accordons notre crédit et attendons la suite des péripéties. Nous nous projetons vers ce qu’il peut se passer, et qu’il se passe en effet dans le schéma attendu ‑ trop attendu ‑ des romans, films et séries policiers puisque surgit l’élément perturbateur, la clé USB… Mais cet objet, ce MacGuffin toussaintien qui va déterminer les investigations du narrateur, n’est rien moins qu’ambigu, à la fois matériel et immatériel, central et banal, contemporain et déjà désuet. De quels secrets est détentrice cette clé ? Quelles portes permet-elle d’ouvrir ? De déverrouiller, voire de verrouiller ?

Tout le premier mouvement du roman baigne dans une atmosphère hitchcockienne, toutefois délibérément ancrée dans un XXIe siècle aux prises avec un double processus de mondialisation et de dématérialisation. Toussaint nous plonge dans un quotidien hors sol, dont la langue devient symptôme. L’usage de l’anglais, les anglicismes, les acronymes si prégnants participent simultanément d’un effet de réel et d’un flottement singulier, comme si ce vocabulaire fonctionnel ne renvoyait qu’à une illusoire familiarité, un bruissement qui n’est plus celui de la langue. L’écriture toussaintienne joue d’une inquiétante étrangeté ; elle reprend des terminologies, des expressions, un jargon technique qui saturent les discours sans pour autant se référer à des réalités identifiées. La désignation des lobbyistes est représentative de cette forme de suspens linguistique, du reste commenté par le narrateur qui consacre une page entière à Yolanda, « Senior Managing Director Financial Services, Growth & Strategy », pour signifier qu’il ne connaît ni la teneur précise de ses activités, ni sa fonction auprès des autres, ni son origine. Ses attributs, énumérés juste après la mention de son nom, « trench-coat, foulard, lunettes de soleil », participent de la pure convention sans lui donner une visibilité. Drapée dans le cliché, elle n’est même pas une image et traverse le récit sans existence propre, au point que lorsque le narrateur croise à Roissy une jeune femme avec des lunettes noires et un foulard, il lui semble voir Yolanda Paul. Le doute plane, et se glisse dans le roman le souvenir des héroïnes des films d’espionnage. Yolanda Paul, à qui on ne peut assigner de territoire, n’est que distance, une distance policée qui interdit toute forme de reconnaissance et de connaissance, de rencontre et d’échange. Elle ne saurait être une apparition… Cette figure mythologique contemporaine est néanmoins terrifiante dans la mesure où elle ne dit rien, le muthos est inaudible, incompréhensible, inarticulé ou, pis, inexistant.

Cette inquiétante étrangeté se mesure également à la manière dont les objets de la modernité sont désignés, avec une précision tranchante. Pour revenir à la clé, elle est ainsi « identifiée comme Scan Disk Cruzer UFD56 ». Ces lettres et ces chiffres sont dénués de tout pouvoir d’évocation : la clé est la clé, elle est poétiquement verrouillée. Pourtant, elle donne accès à d’autres informations perçues comme décisives précisément parce que le texte prend soin de les reproduire. C’est le cas d’une facture de « février 2016 » qui fait état de l’achat de l’AlphaMiner 88, facture présentée par Detrez comme la première découverte d’importance. Pour le lecteur, si des détails sont mentionnés, c’est bien qu’ils sont porteurs d’une signification susceptible d’être décryptée. De fait, nous suivons Detrez dans ses hypothèses qui le conduisent à pousser « une porte énigmatique, une porte qui n’aurait pas dû exister, une porte qui, en principe, n’avait rien à faire à cet endroit, qui [le] fit soupçonner que la machine AlphaMiner 88 recelait une backdoor ». Du blanc nous passons au noir, et ce choix chromatique confère une singulière patine à l’ultra-contemporanéité des thèmes abordés. Le noir et blanc convoque une temporalité plus ancienne, le questionnement prend une autre envergure, rejoint une quête de sens où les portes se démultiplient, s’ouvrent et se ferment, encore et toujours. Comment ne pas penser à l’Alpha 60 et à l’étrange aventure de Lemmy Caution (Alphaville, 1965), et ce, d’autant plus que Toussaint est familier de l’univers de Godard dont il a formidablement convoqué les images dans sa Brève histoire du football réalisée pour Arte (Blow Up, 2012) ?

Jean Detrez, de par ses fonctions, est nécessairement en phase avec une extrême contemporanéité, sa parole porte le sceau du présent, il parle ainsi de cette backdoor et de « la réalité qu’elle recouvrait aujourd’hui, en sécurité informatique », il ne craint cependant pas de redonner au terme sa signification originelle en revenant à sa langue maternelle qui permet une toute autre herméneutique. En s’arrêtant sur cette « porte dérobée […] qui ouvre l’imaginaire à des représentations chevaleresques », il n’opère nullement une simple traduction, il permet un glissement, ouvre un autre champ de signification, une piste qui se déploie avec discrétion. Cette « porte dérobée » est en définitive la clé de ce roman de Jean-Philippe Toussaint qui invite à se méfier des évidences et rappelle qu’il y a toujours quelque chose derrière.

« Is blockchain technology our future ? », telle est la question posée par Detrez dans le rapport qu’il présente au Parlement européen, du moins la question officielle, la question exposée, d’autres, plus intimes, seront formulées dont l’importance se révèlera au fil des pages. En abordant la technologie émergente blockchain, Toussaint est fidèle à l’attention qu’il a toujours portée aux marqueurs spécifiques d’une époque, dont il use avec habileté dans ses ouvrages. Les systèmes décentralisés qu’induit cette technologie sont à la fois extrêmement séduisants et inquiétants, et l’écrivain capte avec brio ces deux forces contradictoires. Il ne s’agit pas d’établir un mémo de vulgarisation sur les enjeux scientifico-économiques de ce système fondé sur le stockage et la transmission des informations… la parole est ailleurs, il faut pousser la porte, fût-elle dérobée, fût-elle noire, s’ouvrant sur la mort et la perte. Peu à peu le roman se recentre sur l’intime : du blanc initial, il nous conduit vers le « livre blanc » du « bitcoin », mais l’exposé sur la « blockchain » amène en réalité au blanc vécu par le sujet, à cette expérience anxiogène d’une vacance subie: ironie du sort, celui qui s’intéresse à la « blockchain » ne parvient pas, et ce, à plusieurs reprises, à enchaîner celui qui doit mettre en lumière des avancées qui nous projettent vers l’avenir sombre, et l’écho sonore du verbe voile sa réalité d’une ombre dont il ne connaît pas encore la nature. Avec discrétion, et ce terme est essentiel pour caractériser ce dixième roman toussaintien, le texte confère d’autres échos à ce « je » du narrateur. Ainsi, revenant quelque vingt ans auparavant lorsqu’il travaillait pour l’association Futuribles, il précise que ses locaux se trouvaient dans un hôtel particulier et qu’on lui avait attribué l’ancienne salle de bain où trônait magnifiquement « le vestige invisible d’une baignoire absente ». Ce Jean, avec discrétion donc, se rapproche de Jean-Philippe Toussaint, comme son père, Yves, se rapproche incidemment d’Yvon Toussaint. Avec discrétion, toujours avec réserve. Les territoires peuvent être communs, ils ne sont pas identiques : Le Japon, la Chine, Paris, Bruxelles, autant de lieux arpentés pour rejoindre le square de l’enfance, le salon familial et pousser la porte de la chambre parentale.

Du blanc inaugural jusqu’à « l’immense vide, un énorme non-dit, manifeste presque tangible », nous partageons l’expérience de Jean et si nous nous arrêtons sur la clé éponyme qui glisse sur la moquette, nous sommes, dans les dernières pages, saisis par un simple geste, « un paquet de biscuits, qui […] échapp[e] des mains et qui tomb[e] sur le tapis ». Et l’émotion surgit, celle du lecteur tout au moins, le narrateur, lui, s’interroge sur sa posture d’observateur, sur son extériorité et sa difficulté à exprimer ses « émotions », dernier mot qui ouvre plus qu’il ne conclut le roman.

Alors que Toussaint cite des dates précises, ce dont il n'est nullement coutumier dans ses romans antérieurs, alors qu’il fait état d’événements récents et mentionne notamment les attentats de 2015 et de 2016, soit un passé extrêment proche, il interroge non l’actualité mais la présence au monde du sujet. Cette esthétique de la discrétion que met en œuvre l’écrivain dans La Clé USB suppose une mise à distance de certaines séductions. Il prend le risque de construire son roman sur un effet déceptif, dépouille son sujet de tous les oripeaux, et la remarquable scène du vol de l’ordinateur peut se lire en ce sens. Dans cet hôtel chinois où il séjourne, Detrez est poursuivi, non par d’affreux malfrats, mais par « la musique sirupeuse de Jingle Bells qui tournait en boucle dans les haut-parleurs », ce qui le conduit à trouver refuge dans un avatar de salle de bain, dans une cabine individuelle du vaste local sanitaire, dont il goûte le calme et le silence, « à l’abri dans ce lieu clos ». Les événements mettent un terme à ce bien-être puisque surgit une « main abstraite, sortie de tout contexte » qui dérobe l’ordinateur et pousse le narrateur à sortir de son abri. Bien évidemment cet incident s’inscrit dans ce climat de récit d’espionnage, rien n’empêche cependant d’entendre le propos littéralement pour s’arrêter sur cette « main abstraite » qui nous fait signe. Cette main fantastique qui saisit tout autant l’ordinateur que le narrateur, ce geste ne pourraient-ils être compris comme un ravissement libérateur ? La disparition du MacBook Air, et du texte qu’il contenait, va conduire Detrez à faire l’expérience du « blanc », du vide, et si le texte a disparu, il est alors à écrire.

À la lecture de La Clé USB, nous comprenons que les catastrophes ne sont pas toutes spectaculaires, que les désastres ne sont même pas tous infinitésimaux. Plus que les observer, sans doute faut-il aussi simplement les ressentir et ne pas craindre de revenir vers La Capitale de la douleur. Peut-être que les temps chevaleresques sont révolus, peut-être, mais les portes dérobées supposent, encore, de discrètes conquêtes.

Claire Olivier

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