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Toussaint (à l’étranger)

Article publié dans le n°1216 (16 juin 2019) de Quinzaines

Une des caractéristiques de l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, c’est son déploiement immédiat hors des frontières du monde francophone. Il suffit de consulter la page de son site Internet dédiée aux traductions – et aux traducteurs – pour mesurer l’ampleur de cette diffusion. Dans le texte qui suit, Marianne Kaas nous fait part de son attachement aux livres et aux personnages toussaintiens assidûment fréquentés quand elle leur a donné vie dans sa langue, le néerlandais.
Une des caractéristiques de l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, c’est son déploiement immédiat hors des frontières du monde francophone. Il suffit de consulter la page de son site Internet dédiée aux traductions – et aux traducteurs – pour mesurer l’ampleur de cette diffusion. Dans le texte qui suit, Marianne Kaas nous fait part de son attachement aux livres et aux personnages toussaintiens assidûment fréquentés quand elle leur a donné vie dans sa langue, le néerlandais.

Traduire Jean-Philippe Toussaint

Quand, en 1985, on m’a confié la traduction de La Salle de bain, le premier livre d’un auteur à l’époque encore inconnu, j’ai été immédiatement séduite. En traduisant les romans de Jean-Philippe Toussaint, j’ai pu suivre l’évolution de son œuvre, et la séduction s’est transformée en amour, littéraire. La Salle de bain, livre de silence et d’immobilité, ce huis clos où le personnage s’enferme et que l’auteur lui-même compare au bureau dans lequel il a écrit ses livres ; Monsieur, avec le personnage du même nom, tragique ou pour le moins triste, à cause de son incompréhension totale du monde autour de lui et des êtres humains qu’il croise ; L’Appareil-photo, livre de mystère ; La Réticence, livre de menace, menace surtout imaginaire, imaginée par le protagoniste, le père qui se promène tous les jours avec son fils dans une poussette, dans un village désert, livre dont l’écriture a été « une expérience douloureuse » ; La Télévision, peut-être le roman le plus léger dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, mais méfions-nous, chez lui la légèreté cache parfois un grand sérieux.

Ces livres révèlent une vision spécifiquement toussaintienne de la réalité, une vision qui manifeste un sens aigu de l’absurdité de la vie, du monde et des actions de ceux qui peuplent ce monde, en général, et de celui qu’il décrit en particulier, regard distant qui s’exprime par des parenthèses, tantôt hilarantes, tantôt indulgentes, résignées (« les gens, tout de même »), qui sont des commentaires de l’auteur sur son texte.

Les quatre romans qui ont suivi, Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie et Nue, la tétralogie de Marie, réunis en 2017 dans un volume, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, 694 pages dans l’édition de Minuit, marquent, me semble-t-il, un tournant dans l’écriture de Jean-Philippe Toussaint. Les commentaires ironiques, le regard distant ont quasiment disparu, et finie l’immobilité : la turbulence, l’intensité de l’histoire amoureuse (ni sans toi ni avec toi) du narrateur et de Marie (Marie la belle, la capricieuse, créatrice de mode dont les créations ne semblent pas vraiment destinées à être portées dans la vie quotidienne), font tout bouger, les personnages se déplacent constamment de continent en continent, tout est vitesse (Fuir), les éléments se déchaînent, eau, feux d’incendie de forêt, orage, même le pur-sang, cheval dont le nouvel amant de Marie est le propriétaire, échappe à ses gardiens et s’enfuit en galopant, épisode hallucinant, sur le terrain de l’aéroport de Narita, au Japon, et ne se laisse que difficilement rattraper. Ce n’est pas tant le style qui, dans ce dernier volume du cycle, a changé, c’est plutôt le ton. Et, dans ce contexte, on se souvient du passage dans La Vérité sur Marie : « Jamais je ne me trompais sur Marie, je savais en toutes circonstances comment Marie réagissait, je connaissais Marie d’instinct, j’avais d’elle une connaissance infuse, un savoir inné, l’intelligence absolue : je savais la vérité sur Marie. » Qui ne voudrait pas être aimé de telle façon ? On ne badine pas avec l’amour…

Dans tout ce mouvement, il y a, dans une des périodes de rupture du couple, un moment de silence où le temps semble s’arrêter, quand, par hasard, le narrateur croise Marie et son nouvel amant sur un escalier roulant, où eux montent vers un endroit qui, pour lui, est inaccessible, tandis qu’il descend vers un monde qui n’est, pour lui, que trop familier, et ils se trouvent, pour un instant, face à face, sans pouvoir, ou vouloir, se parler.

Un décès, un enterrement, la mort, en quelque sorte, les réunit, après une autre période de rupture, dans un cimetière, lieu de silence et d’immobilité par excellence, mais où leur histoire prend une tournure inattendue. En quittant le cimetière, un incendie de forêt les surprend, duquel des chevaux sont victimes, tandis qu’eux arrivent à y échapper pour se retrouver vraiment, cette fois-ci, et le livre, ou bien la tétralogie, se conclut par une scène d’amour intense et une question posée par Marie. Le lecteur a toute confiance que la réponse sera positive.

La fin du « cycle de Marie » est, en même temps, probablement, la fin de Marie comme personnage romanesque chez Jean-Philippe Toussaint ; il est difficile de se l’imaginer autrement que celle décrite par l’auteur : Marie la belle, la capricieuse, l’unique. 

Quant à la traduction : Jean-Philippe Toussaint n’est pas un auteur facile à traduire, il rend la vie dure à ses traducteurs, par son style, le ton, l’atmosphère de ses livres, et il y a évidemment, surtout dans les premiers romans, les phrases longues, voire ultralongues. Dans la langue néerlandaise, l’usage du participe présent est beaucoup moins courant qu’en français, et la grammaire ne connaît pas l’accord de l’adjectif avec le substantif. Deux questions techniques, pour lesquelles il faut trouver une solution, si l’on veut rendre la souplesse, l’élégance des phrases de Jean-Philippe Toussaint d’une façon adéquate et qui rend justice à l’original.

En ce qui concerne le ton, pour rendre l’atmosphère, la légèreté apparente, l’humour, il faudrait, il me semble, suivre son intuition et faire confiance, si possible, à sa sensibilité et, plus important encore, à son affinité avec le texte. Pour moi, traduire Jean-Philippe Toussaint a été un bonheur, quoiqu’un bonheur non sans obstacles : plus un texte vous tient à cœur, plus on souhaite que sa beauté, son intensité, tous les éléments essentiels, se retrouvent dans la traduction.

Bref, Marie va me manquer, elle me manque déjà, et j’attends son retour éventuel dans la littérature avec impatience. On ne sait jamais…

*

La publication, en 1991, de La Salle de bain en japonais a constitué un véritable phénomène éditorial. Une relation de proximité s’est alors établie entre Jean-Philippe Toussaint et le Japon, tangible dans trois des nouvelles d’Autoportrait (à l’étranger), où il nous transmet ses « impressions », délicieusement caustiques et mélancoliques, de Tokyo, Kyoto, Nara. Amené à séjourner à plusieurs reprises dans ce pays, il traduit dans ses écrits son expérience, aussi bien dans ses autoportraits que dans ses fictions. Ainsi, le « cycle de Marie », composé des quatre volets Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie et Nue, constitue une épopée voyageuse où le Japon et la Chine ont une place déterminante. En définitive, les aventures éditoriales et artistiques de Jean-Philippe Toussaint (à l’étranger) le conduisent au cœur du livre à venir, dans un jeu de passage et de transgression des frontières, géographiques comme fictionnelles. Made in China (2017) est particulièrement représentatif de cette circulation, puisqu’il est tout à la fois, comme le dit Jean-Philippe Toussaint dans l’entretien qu’il nous a accordé, une « chronique » du tournage d’un film en Chine, le portrait de Chen Tong, son éditeur chinois, et un art poétique. Sur la quatrième de couverture de l’ouvrage, l’écrivain rappelle que si l’empreinte du réel est particulièrement marquée dans ce dernier opus, il n’en demeure pas moins que ce réel est romancé. Au reste, le lien qui unit ces deux hommes est avant tout littéraire : il s’épanouit dans son champ, comme, en retour, il en permet le développement et l’ouverture. C’est d’ailleurs dans cette réversibilité permanente entre la réalité et la fiction, entre la vie et la littérature, que Chen Tong s’inscrit dans les lignes qui suivent, où il caractérise sa collaboration avec Jean-Philippe Toussaint. C. O.

Marianne Kaas

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