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Un autoportrait de Genet par Rembrandt

Le Rembrandt de Jean Genet est un livre à part et permet une lecture singulière de l’exposition qui a lieu actuellement au musée Jacquemart-André, Rembrandt intime.

JEAN GENET

REMBRANDT

Gallimard, coll. « L’arbalète », 80 p., 12 €

 

EXPOSITION

REMBRANDT INTIME

Musée Jacquemart-André

158, boulevard Haussmann, 75008 Paris

16 septembre 2016-23 janvier 2017

Le Rembrandt de Jean Genet est un livre à part et permet une lecture singulière de l’exposition qui a lieu actuellement au musée Jacquemart-André, Rembrandt intime.

Dans une « Note sur la présente édition », Thomas Simonnet explique qu’il ne s’agit pas exactement d’un livre, mais de l’ébauche d’un livre sur Rembrandt que Genet projetait d’écrire, rassemblant deux textes : un premier, « Le secret de Rembrandt », paru dans L’Express en 1958 (l’année de la publication de L’Atelier d’Alberto Giacometti), et un second, « Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes », paru un peu plus tard, en 1964, dans une revue américaine (Art and Literature) et dans une revue italienne (In Menabò di Letteratura) que dirigeaient Elio Vittorini et Italo Calvino. 

1964 est une année charnière, puisqu’elle correspond à la mort – au suicide – d’Abdallah Bentaga, son « amant », et que Genet décida cette année-là de détruire tous ses manuscrits. Nous ne connaissons par conséquent le second texte que parce qu’il avait fait l’objet d’une édition en revue, dans une version anglaise et italienne que Philippe Sollers publia dans le numéro 29 de Tel Quel en 1967, mais cette fois dans sa version française. 

Quand Genet s’intéresse à Rembrandt au début des années 1950, l’« œuvre » romanesque qui a contribué à sa renommée est pour ainsi dire achevée. Il a également déjà écrit Les Bonnes (1947) et le théâtre ensuite va l’aider à résister à l’effet dévastateur que produisit en 1952 le livre de Sartre, Saint Genet, comédien et martyr.  

Ces dates sont importantes pour saisir le caractère « autobiographique » ou « analytique » de ce Rembrandt. Genet est un écrivain du Mal et de l’oppression du Bien. Il prenait le parti du Mal pour démasquer les impostures du Bien. Avec Rembrandt, il procède autrement. Néanmoins, il ne s’encombre pas. Son approche n’est pas celle d’un historien de l’art ; elle n’est pas non plus picturale : elle est existentielle (sartrienne). Il va droit à l’essentiel, plonge son couteau dans la plaie ouverte de la peinture de Rembrandt. Il repère les dates, traque les crises, comme la mort, en 1642, de la femme de Rembrandt, Saskia (cousine du marchand d’art Hendrick Uylenburgh), l’année où le peintre achève La Ronde de nuit et qui marque les débuts d’une vie difficile, après une période plus prospère de commandes publiques. « Dans les tableaux peints avant 1642, écrit Genet, Rembrandt est comme amoureux du faste, mais d’un faste qui n’est que dans la scène représentée. » Le faste de La Leçon d’anatomie ou du Philosophe en méditation datant de 1632 ? Il compare un portrait de la mère de Rembrandt lisant (1629) aux deux portraits de Margaretha Trip (1661) pour montrer combien Rembrandt ne peint plus le « pittoresque » de la décrépitude (de la vieillesse), mais la décrépitude elle-même. Le Bœuf écorché (1655) du Louvre est un autre exemple. L’idée principale que Genet essaie de dégager repose sur la notion de « transformation ». Rembrandt ne cherchait pas à se débarrasser du faste, du faste historique, biblique ; il cherchait à le transformer. « Le feu pas encore éteint d’un vieux goût pour le faste, au lieu d’être sur la toile et l’objet représenté, sera mis dedans », ajoute Genet. Il n’y a plus de hiérarchisation, le bien, la gentillesse, le mal, le mauvais. « Une main vaut un visage », le faste de la manche dans La Fiancée juive (1665) possède la valeur d’un tableau abstrait. Il n’y a plus que la peinture, qu’un regard, le regard des autoportraits de Rembrandt scrutant à l’intérieur de la peinture « l’existence d’une blessure ». 

Dans le second texte, celui de 1964, Genet reprend cette même idée de « transformation », mais en la développant, en l’accentuant, en la radicalisant davantage. Il insiste sur la manière dont Rembrandt va s’en moquer de plus en plus, se libérer de lui-même et des conventions sociales. Le titre est suffisamment explicite, « Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes ». En 1647, Hendrickje Stoffels, sa « bonne » et modèle de Bethsabée au bain (1654), a remplacé Saskia Uylenburgh. Avec elle, il aura une fille, Cornelia, en dehors du mariage. Hendrickje mourra avant lui, en 1663, comme son fils Titus, en 1668, qu’il avait eu avec Saskia. « Il aura fallu que Rembrandt se reconnaisse et s’accepte comme un être de chair – que dis-je, de chair ? – de viande, de bidoche, de sang, de larmes, de sueurs, de merde, d’intelligence et de tendresse… » 

La différence, dans ce second texte, réside dans la disposition typographique en deux colonnes. Dans la première colonne, Genet relate un événement sans lien apparent avec Rembrandt qu’il avait déjà évoqué dans L’Atelier d’Alberto Giacometti (ici, il le déploie, le déplie) : la « révélation » dans un train, en regardant un voyageur assis en face de lui, que « tout homme en vaut un autre ». Et cette révélation, souligne-t-il, aurait remis en cause son « ancienne vision du monde ». Aussi, nous devinons que Genet tente de dire quelque chose de lui-même à côté de Rembrandt, à côté du texte sur Rembrandt que nous lisons dans la deuxième colonne. Les deux textes, bien que distincts, se répondent ; d’un côté, nous sommes dans un train ; de l’autre, dans un musée. L’expérience du train se lit dessous, ou dessus, ou dedans le texte sur Rembrandt. Genet n’écrit pas sur Rembrandt, il écrit dedans, il se loge à l’intérieur de la peinture de Rembrandt, pour la déconstruire, la déchirer en petits carrés bien réguliers… Derrida, dans Glas (1974), son livre sur Hegel et Genet, adoptera la même disposition typographique en deux colonnes, logera Genet à l’intérieur de Hegel pour le déconstruire. « Tout homme, me disais-je, la révélation m’en a été claire, derrière son apparence charmante ou à nos yeux monstrueuse, retient une qualité qui semble être comme un recours extrême, et qui fait qu’il est, dans un domaine très secret, irréductible peut-être, ce qu’est tout homme. » Voilà ce que voit Genet dedans la peinture de Rembrandt. 

Il y a encore autre chose. « Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes » renvoie sans doute à l’autodestruction des manuscrits en 1964 et à la volonté, peut-être, d’abandonner ou pour le moins de transformer un certain « faste ». Le faste des Œuvres complètes ? Le faste érotique des Œuvres complètes mis à mal par le principe d’équivalence du voyageur dans le train. « J’étais sincère quand je parlais d’une recherche à partir de cette révélation “que tout homme est tout autre homme et moi comme tous les autres” – mais je savais que j’écrivais cela aussi afin de me défaire de l’érotisme, pour tenter de le déloger de moi. » 

Rien à faire, Genet demeure un saint, comédien et martyr. 1964 n’a pas agi pour lui comme 1642 pour Rembrandt. On a cependant tout à gagner à lire ce petit livre de Genet ; grâce à lui, on verra d’un autre œil quelques-unes des toiles exposées au musée Jacquemart-André, notamment un portrait de Saskia en Flore (1634), un portrait de Hendrickje (1656) ou le célèbre et troublant portrait de Titus (1656-1658).   

Jean-Pierre Ferrini

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