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Les ruines de Cy Twombly

Pour Cy Twombly, la caractéristique principale de son œuvre était de peindre la littérature, d’écrire la peinture ; la rétrospective du Centre Pompidou permet d’évaluer la singularité de cet artiste américain né en 1928 à Lexington (Virginie) et mort, à Rome, en 2011. Une vie qui aura traversé les bouleversements de la seconde moitié du XXe siècle et qui s’achève dans les inquiétudes de la première décennie du XXIe.

EXPOSITION

CY TWOMBLY

Centre Pompidou, Paris

30 novembre 2016-24 avril 2017

Pour Cy Twombly, la caractéristique principale de son œuvre était de peindre la littérature, d’écrire la peinture ; la rétrospective du Centre Pompidou permet d’évaluer la singularité de cet artiste américain né en 1928 à Lexington (Virginie) et mort, à Rome, en 2011. Une vie qui aura traversé les bouleversements de la seconde moitié du XXe siècle et qui s’achève dans les inquiétudes de la première décennie du XXIe.

Twombly vient du Nouveau Monde et de l’expressionnisme abstrait de Jackson Pollock, mais très vite il a migré vers le vieux continent, vers l’Europe en ruines après la guerre et a trouvé en Italie et dans le bassin méditerranéen sa terre d’élection. Il effectue un premier voyage en 1952, notamment au Maroc, en compagnie de Robert Rauschenberg, dont une photographie de ce dernier prise à Rome cette année-là annonce toute l’entreprise de Twombly. On le voit debout dans la cour du musée du Capitole fixant la main à l’index pointé de la statue colossale de l’empereur Constantin. D’habitude, les débris de cette statue rappellent un dessin de Füssli, Le Désespoir de l’artiste devant la grandeur des ruines antiques, qui représente cette fois un homme assis se lamentant devant un des pieds de la statue (la main n’est qu’en arrière-plan).

Tel était l’état d’esprit de Twombly lorsqu’il arriva en Europe. Nulle mélancolie. Certes, on ne peut y voir qu’une déclaration d’amour de la part du photographe… Mais l’essentiel réside dans le fait que l’ancien monde que Twombly découvrait depuis l’Amérique était nouveau, comme une grande page blanche, à écrire, à l’image des toiles qu’il peint en 1955 (Criticism ou Academy). Un gribouillis à la mine de plomb et au crayon de couleur avec parfois des lettres, celles, qui sait, de Rimbaud : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes… » Mais Twombly semble s’être davantage référé à Mallarmé. Un des rares textes qu’il ait écrits pour commenter son travail se termine par une sorte d’éloge hermétique de la blancheur : « La blancheur peut être l’état classique de l’intellect, ou une zone néoromantique du souvenir, ou encore la blancheur symbolique de Mallarmé. On ne peut jamais analyser ses conséquences exactes, mais, dans la mesure où elle persiste dans le paysage de mes actions, elle suppose plus qu’une sélection. Nous sommes un reflet de la signification, si bien que l’action doit continuellement corroborer la réalisation de l’existence. » (L’Esperienza moderna, n° 2, août-septembre 1957) Un peu plus tard, il épurera encore la réalité de cette blancheur en ne disposant plus sur sa toile que d’imperceptibles traces, des taches ou les notes dispersées d’une partition imaginaire (dix tableaux sans titre exécutés en 1959 à Lexington).

Les termes qu’on emploie en général pour définir l’art de Twombly sont « graffiti », « gribouillage », « barbouillage », « palimpseste », un trait « gauche », avec la mauvaise main, ou « enfantin », non encore individualisés. Derrière ces apparentes maladresses, on devine le souci de retrouver une innocence, l’âge d’or de l’innocence, celui des balbutiements, des commencements. À ces termes, nous pourrions encore ajouter une forme d’humour par rapport à l’expressionnisme abstrait quand Twombly apparaît sur la scène artistique. L’année 1959, avec l’installation à Rome, le mariage avec Luisa Tatiana Franchetti, puis la naissance de leur fils Cyrus Alessandro, marque une nouvelle étape. La technique de Twombly évolue. Il utilise des tubes de peinture à l’huile qui lui offrent la possibilité d’introduire autrement la couleur qu’il écrase sur la toile ou étale avec les doigts. À partir de 1961, il le fera plus franchement encore avec les mains. Les titres deviennent plus poétiques, plus littéraires, bien qu’il soit difficile d’établir une analogie entre ce qu’ils désignent et ce qu’ils montrent, comme Barthes l’a souligné en 1979 dans « Sagesse de l’art » (texte repris dans Cy Twombly, Seuil, 2016). Qu’est-ce qu’il y a de commun entre les écoles de Fontainebleau et d’Athènes et School of Fontenaibleau (1960) et School of Athens (1961) ? De plus, il entame des cycles, dont Nine Discourses on Commodus (1963), contemporain de l’assassinat de Kennedy, une œuvre qui sera mal accueillie par la critique aux États-Unis (Twombly a d’abord été reconnu en Europe). Le style est heurté, traduit une certaine violence. Sur un fond monochrome gris, les taches de couleurs, rouges essentiellement, sont maintenant des éclaboussures qui coulent sur la toile. 

La vie de Twombly est ponctuée par les lieux qu’il habitait en Amérique et en Italie (à Rome, dans une luxueuse demeure, via Monserrato ; à Bassano in Teverina, au nord de Rome, un « palais renaissance » ; à Gaète, une maison au bord de la mer entre Naples et Rome). À la description de ces différentes adresses, partie intégrante pour Twombly de l’atelier, on constate que le « marché de l’art » aura fini par lui procurer une existence matérielle plutôt confortable. Dès 1994, le Museum of Modern Art de New-York organisa une importante rétrospective et la « cote » atteint aujourd’hui des chiffres démesurés (un des Blackboard Paintings, des tableaux noirs à l’écriture blanche spiralée, a récemment été attribué à 70 millions de dollars). Nous voudrions cependant pouvoir oublier que les ruines de Cy Twombly sont l’objet de pareilles spéculations. Pour nous, pauvres visiteurs désintéressés qui n’avons payé notre place que pour admirer, « poétiquement toujours, sur terre habite l’homme » (Hölderlin, « En bleu adorable », trad. André du Bouchet). À chaque fois, on espère que la quête intérieure de l’artiste l’emportera sur les inévitables contingences extérieures.   

À Bassano in Teverina, Twombly peint de 1977 à 1978 Fifty Days at Iliam, un cycle de dix tableaux qui s’inspire de l’Iliade. Cette œuvre, acquise en 1989 par le Philadelphia Museum of Art, est l’une de ses réalisations les plus fortes et les plus émouvantes. L’épopée homérique avait déjà été abordée en 1962 avec la vengeance d’Achille et la mort de Patrocle, puis en 1964 dans un triptyque (Ilium, one morning ten years later). Tout tient à un fil, un geste, à la manière des peintres chinois, comme le trait qui relie le crayonnage rouge figurant abstraitement la vengeance d’Achille et celui moins sanguin de la mort de Patrocle, s’effaçant presque en haut à droite de la toile. Dans les « cinquante jours » de la guerre de Troie, on éprouverait la distance temporelle des siècles. Les peintures sont en ruines, des ruines devant lesquelles nous déambulons et qui ressembleraient à des notes en bas de page, des annotations que Twombly aurait mises en essayant de retrouver la sensation primitive, immémoriale, du texte grec d’Homère dans la traduction anglaise d’Alexander Pope. Mais ici, encore une fois, la grandeur antique ne suscite pas le désespoir de l’artiste ; elle réveille au contraire une énergie impétueuse. Le mythe est réactualisé dans le présent. Dans la partie VI, la plus saillante, Shades of Achilles, Patroclus and Hector, trois blasons, trois taches rouge, bleu et la dernière, vidée de sa couleur, de son sang, dévoilent sur un fond blanc immaculé, l’âme des trois héros, révèlent la science héraldique de Twombly avec une évidence déconcertante. 

La maison de Gaète sera propice, à l’approche de la vieillesse, à des œuvres plus paisibles, plus détachées des turbulences de l’histoire ; des œuvres plus végétales, plus pastorales ; des ciels, des motifs floraux ou les méditatives Quattro Stagioni (1993-1995) qui sont une citation déconstruite sur un mode japonisant des Saisons de Poussin. La dimension photographique de l’œuvre n’est pas non plus négligeable, en particulier les Polaroïd floutés de la série des Lemons ; en eux, dans la matière granuleuse de ces citrons, nous revisitons dans l’œil de Twombly la saveur terrestre, édénique et lumineuse de l’antique culture méditerranéenne.

Jean-Pierre Ferrini

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