Du récit fantasmatique au récit d’apprentissage

Donner une trentaine d’années plus tard une suite à La Grande Beune (1995), le récit probablement le plus romanesque de Pierre Michon, était risqué : comment sans se renier éviter l’impression d’immobilisme stylistique, narratif, voire d’autoparodie ? Les Deux Beune, publié aujourd’hui avec une deuxième partie inédite, La Petite Beune, répond magistralement à ces questions en nous offrant un récit d’une cohérence forte, renouvelée, décisive.
Pierre Michon
Les Deux Beune
Donner une trentaine d’années plus tard une suite à La Grande Beune (1995), le récit probablement le plus romanesque de Pierre Michon, était risqué : comment sans se renier éviter l’impression d’immobilisme stylistique, narratif, voire d’autoparodie ? Les Deux Beune, publié aujourd’hui avec une deuxième partie inédite, La Petite Beune, répond magistralement à ces questions en nous offrant un récit d’une cohérence forte, renouvelée, décisive.

La Grande Beune, c’était le récit de l’arrivée d’un enseignant débutant en 1961 à Castelnau, bourg de Dordogne non loin duquel coulent les deux Beune, cours d’eau charriant dans leurs profondeurs ces créatures mythiques et hautement convoitées, esturgeons ou brochets, chimères en tout genre. Rêvant fréquemment, violemment de devenir l’amant d’Yvonne, la buraliste du bourg, l’instituteur n’échange pourtant avec elle pas plus que les quelques mots nécessaires pour acheter ses cigarettes ou le journal. Mais c’est une femme fardée, bijoutée, haut-talonnée, terriblement attirante. On se souvient longtemps de sa silhouette, pure exacerbation du corps féminin, qui attire obsessionnellement les regards du jeune mâle et l’assimile à l’une de ces Vénus callipyges que l’on trouve dans les nombreuses grottes de la région. Pendant toute cette première partie, le lecteur est comme happé par les bouffées désirantes, délirantes qui envahissent le jeune homme et le submergent presque, tant dans cette histoire la réalité aura moins de consistance que les tourments de l’imagination. La Grande Beune s’offrait comme une fantasmagorie silencieuse de scènes primaires et muettes où la grande affaire restait la distance entre l’homme et la femme, le mystère du désir et du plaisir féminins et celui de la satisfaction de l’homme. On était loin des problématiques qui sont aujourd’hui les nôtres concernant les relations entre les hommes et les femmes ; on était dans l’appétit brut, compact, inexprimable, quand « cette chose incongrue […] vous pousse magistralement au ventre », mais cela avait la beauté des vérités inavouées, préhistoriques, entraperçues tout à coup dans le déroulement, le dévoilement d’une phrase atteignant une réalité effarante et que l’on ne saurait nier.

Il faut rappeler que le narrateur en était un jeune homme encore passablement empêtré dans l’enfance qui était son monde professionnel autant que sa façon d’être au monde. D’ailleurs, si l’enfant est étymologiquement celui qui ne parle pas, le dialogue était quasi inexistant dans cette première partie. Le « héros » avait du mal à se voir sérieusement comme un amant possible de cette femme brutalement hallucinée, à s’imaginer rival victorieux de celui plus âgé qui la possédait sans vergogne ni ménagement. Rédigée du point de vue de cet instituteur débutant se débattant dans ses fantasmes, la phrase s’allongeait terriblement. Le lecteur, lancé dans les méandres des incises, des digressions successives qui rendent superbement les sentiments empêchés, renversés par la réalité, s’enfonçait avec le personnage dans ses brûlantes visions érotiques. Il y avait une vraie beauté dans ces amples cadences hérissées de considérations aussi sensées que troublantes sur la folie meurtrière des hommes et l’instinct de domination des « vieux célibataires » coiffés de « leurs chapeaux à andouillers ». Certaines formules, qui revenaient régulièrement dans le texte, finissaient de lui donner ce caractère tourmenté, obnubilé qui en sapait subtilement la beauté trop classique.

Le tour de force de La Petite Beune, publié aujourd’hui dans le prolongement de La Grande Beune, c’est qu’il lui est à la fois fidèle et infidèle.

Fidèle, le récit l’est par la densité d’écriture dont il fait preuve. Comme la première partie, la deuxième est établie sur le même réseau époustouflant d’allusions reprises, poursuivies et renouvelées. Pierre Michon excelle dans ces répétitions d’éléments hétérogènes, mêlant les époques, les discours, la préhistoire et notre vie d’aujourd’hui, les bifaces et les outils agricoles modernes, les représentations rupestres sur les parois souterraines et la sensualité « exagérée, ridicule comme ça l’est toujours, délectablement ridicule » de cette buraliste en talons aiguilles dans les sous-bois qu’elle traverse pour ses rendez-vous galants. Tout cela finit par former ce rythme délicieusement irrégulier d’images, de reprises thématiques surgissant de manière apparemment surprenante, voire incongrues pour certaines d’entre elles, mais finalement toujours préparées, toujours motivées, toujours nécessaires.

Infidèle en revanche, le texte l’est d’abord par les changements infléchissant l’histoire de La Petite Beune : à la pluie et à la nuit qui caractérisaient La Grande Beune (et qui montraient une Dordogne pour le moins peu touristique !) succède maintenant un brouillard certes épais, mais qui n’en représente pas moins une éclaircie dans le récit. La conséquence la plus évidente en est un surcroît de visibilité pour le narrateur. Force sera de le reconnaître : ces quelques mois dans le froid et dans le noir l’auront étonnamment fait mûrir. Février, mars transformeront le jeune homme en adulte, en vieux célibataire coiffé d’un « chapeau à andouillers », lui aussi, et le récit fantasmatique se transforme en récit d’apprentissage. Mais, paradoxalement, celui qui apprend est alors en passe de devenir ce que l’auteur appelle un rigolo, « c’est-à-dire un homme inapte à gagner sa vie ; mais qui de cette inaptitude a fait sa vie même ». Ainsi admet-il porter, dans le dernier mouvement du texte, « les deux chapeaux inoffensifs de l’instituteur et du rigolo, du lettré et de l’original ». L’enseignant débutant qui, lui aussi, à sa façon, court la Beune la nuit se métamorphose donc non seulement en « un successeur des barbichus », à savoir des hussards noirs et des curés en soutane qui explorèrent et répertorièrent les traces des premiers hommes, mais également en un de ces êtres qui, préférant braconner, ne travaillent guère et vivent de peu. Si ce récit est toujours un récit d’éducation, c’est à un singulier apprentissage que nous invite Les Deux Beune

La première partie durait plusieurs mois, de la rentrée de septembre à l’hiver, et les événements, ce qui s’appelle dans un roman les péripéties, étaient rares. Mais la seconde précipite l’action qui se resserre rapidement sur une dernière journée, le Mardi gras des vacances, quand « tout le monde bâille et craque, pendant ces petits jours où dans le deuil des oiseaux, des verdures, de l’espérance même, il n’y a plus que ses imaginations lubriques pour tenir ». C’est que le narrateur est passé à l’action : il agit et dirige maintenant sa vie en gauchissant s’il le faut celle d’Yvonne, en la séduisant désormais activement. Arraché par son désir brûlant au monde de l’enfance, de la passivité et des fantasmes irréalisés, il devient à son tour un homme, un de ces vieux célibataires archaïques qui recouvraient les parois des cavités enfouies de « grandes vaches » et de Vénus callipyges. Les dialogues, rarissimes dans toute l’œuvre de Pierre Michon, s’affirment ici pour exprimer le désir impérieux mal dissimulé de l’homme. À cette accélération de l’action et de la chronologie correspond un raccourcissement net de la phrase. Celle-ci se fait sensiblement plus concise, plus nerveuse aussi, traduisant avec efficacité la nécessité d’en finir du jeune instituteur depuis trop longtemps mentalement à la torture. Yvonne, le mystère de la différence des sexes sont à sa portée à ce moment-là, au bout de ses doigts.

On sait l’auteur amateur de peinture et on aimerait lui dire que son ouvrage nous fait un peu penser à certains tableaux formés de deux volets, tel le Diptyque de Melun peint par Jean Fouquet, par exemple, d’où, malgré le caractère hétérogène de ce qui est représenté sur les deux panneaux, se dégage une indéniable cohérence. Et, sans vouloir forcer le parallèle, c’est le même sentiment qui s’empare de nous quand nous arrivons à la fin de ce livre ressortissant à deux styles, à deux régimes narratifs passablement différents mais constituant un ensemble dont l’unité profonde force l’admiration. Non, les différences entre la première et la deuxième moitié des Deux Beune ne doivent rien au simple écoulement d’une trentaine d’années chez un écrivain dont le style, la manière, les thèmes auraient évolué insensiblement, sans qu’il s’en rende compte ; le récit exigeait ces factures distinctes et les deux parties finissent par se compléter très exactement dans l’esprit du lecteur. Comme les deux Beune finissent par converger, somme toute, en Dordogne, sur ces terres terriblement antédiluviennes et toujours actuelles.

Thierry Romagné

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