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D’après 2666 de Roberto Bolaño

Un des mérites de l’adaptation théâtralisée de Julien Josselin (et de la compagnie « Si vous pouviez lécher mon cœur ») est qu’elle invite à la lecture, ou à la relecture, du roman posthume de Roberto Bolaño (1953-2003) qu’on considère déjà comme un des grands livres de la littérature mondiale du début du XXIe siècle : 2666.

2666
DE ROBERTO BOLAÑO
Adaptation et mise en scène de Julien Gosselin
Odéon-Théâtre de l’Europe-Atelier Berthier
Du 10 septembre au 16 octobre 2016 (Festival d’Automne de Paris)
Tournée ensuite en France et à l’étranger

Un des mérites de l’adaptation théâtralisée de Julien Josselin (et de la compagnie « Si vous pouviez lécher mon cœur ») est qu’elle invite à la lecture, ou à la relecture, du roman posthume de Roberto Bolaño (1953-2003) qu’on considère déjà comme un des grands livres de la littérature mondiale du début du XXIe siècle : 2666.

Le spectateur peut ne pas toujours se retrouver dans les partis pris de Julien Gosselin. Mais on doit saluer la prouesse et de la mise en scène et des acteurs, qui tentent pendant huit heures de retracer le plus fidèlement possible l’épopée de quelque mille pages (dans l’admirable traduction de Robert Amutio) que forme la masse imposante des cinq parties de 2666 : la partie des critiques, la partie d’Amalfitano, la partie de Fate, la partie des crimes et la partie d’Archimboldi.

Comme c'est de plus en plus souvent le cas aujourd'hui, la question de l’incarnation n’est pas ce que Julien Gosselin recherche dans le théâtre. Le corps et la voix de l’acteur sont souvent dédoublés, voilés, offrant des possibilités plus larges d’adaptation. Certains procédés, comme le rapport entre les intérieurs où se déroule l’action et les extérieurs de la scène, elle vacante, créent des effets de perspective. La scène que joue l’acteur à l’intérieur d’un lieu est ainsi représentée indirectement, médiatisée par des séquences filmiques projetées à l’extérieur sur des écrans, en particulier dans la partie 2, Julien Gosselin s’inspirant d’une métaphore de Bolaño : « Une machine, un jeu d’ombres et de lumières, une manipulation dans le temps dérobent le véritable contour de l’entrée au regard des spectateurs. »  

Subsistent tout de même des moments où l’acteur reconquiert une sorte de suprématie. Il y a les « tirades » envoûtantes de Frédéric Leidgens ; celles du professeur de philosophie Amalfitano sur les relations des intellectuels avec le pouvoir ou sur la différence entre les œuvres courtes et les œuvres longues ; celle du fonctionnaire allemand chargé de fournir des travailleurs au Reich, Leo Sammer ; celle, à la toute fin, étrangement rafraîchissante, d’Alexander Fürst Pückler sur la glace aux trois parfums. Il y a la « tirade » de Quincy Williams qu’interprète Adama Diop (qui joue également le rôle d’Oscar Fate), un prêche évangélique sur cinq sujets (Danger, Argent, Repas, Étoiles, Utilité), qui se termine par un éloge de la lecture. Il y a la « tirade » de la députée mexicaine Azucena Esquivel Plata contre la corruption des classes dirigeantes vérolées par les narcotrafiquants et la prostitution (elle est fougueuse comme son interprète, Caroline Mounier). Il y a encore la « tirade » du vieillard sur « les écrivains qui renoncent » et sur la forêt des œuvres mineures qui cache l’arbre de l’œuvre majeure. « Je n’ai pas beaucoup de temps, je suis en train de mourir », dit-il pour conclure, et nous avons l’impression d’entendre Bolaño luttant contre son hépatite.

Il y a aussi des manques, des coupures ou des contractions, inévitables, par exemple dans une isba sur le front russe de la Seconde Guerre mondiale, la longue découverte du cahier d’un soldat et écrivain soviétique d’origine juive, Boris Abramovitch Ansky, qui déniaise le trop jeune Archimboldo. Comme une poupée russe, Archimboldo découvre Ansky qui lui-même découvre Ephraïm Ivanov, un autre écrivain soviétique de science-fiction. De nouveau, à travers ces histoires parallèles qui structurent 2666, Bolaño met en abyme sa conception borgésienne du roman.

S’il fallait formuler des réserves, elles porteraient sur l’usage incessant et assourdissant de la musique. De même, les vidéos qui agrandissent les scènes de « baise », pour le dire comme Bolaño, ne sont pas toujours convaincantes. Plus simplement : Houellebecq, que Julien Gosselin a adapté, n’est pas Bolaño, ce dernier pratiquant l’ellipse avec une ironie qui déconstruit plus qu’elle ne montre notre misère sexuelle.

Il est impossible de « résumer » un livre tel que 2666. Disons seulement que l’assassinat et le viol de plus de deux cents femmes et d’adolescentes, dans des circonstances atroces, à Santa Teresa (Ciudad Juárez), dans le désert de Sonora, à la frontière américano-mexicaine, constituent le centre de gravité du roman et de presque tous les autres livres de Bolaño. Tout tend vers la partie des crimes, qui s’affichent dans le spectacle comme des « petites annonces » macabres que nous lisons impuissants, assommés par le rythme de la musique, jusqu’à ce qu’éclate le cri de rage d’Azucena Esquivel Plata, à propos de son amie Kelly Rivera Parker (elle aussi assassinée). L’intention de Bolaño semble sadienne, révélant la part du mal qui gît au fond de la nature humaine : « Personne n’accorde d’attention à ces assassinats, mais en eux se cache le secret du monde. »

Dans la partie 1 des critiques (de la critique des critiques), quatre universitaires construisent la légende de l’écrivain allemand Benno von Archimboldi, c’est-à-dire de Hans Reiter, né en 1920. Pour finir, ils partent à Santa Teresa où Archimboldi aurait disparu. Sont adoptés les points de vue français de Jean-Claude Pelletier, italien de Piero Morini, espagnol de Manuel Espinoza, anglais de Liz Norton (la seule femme). Leur relation plutôt comique est judicieusement mise en scène par Julien Gosselin comme dans une série télévisée, surtout la rivalité entre Pelletier et Espinoza qui s’éprennent de Liz. Mais quelque chose déraille, annonçant la violence que recèle 2666, lorsque l’un et l’autre tabassent un chauffeur de taxi pakistanais à Londres, et c’est finalement Morini qui gagnera le cœur de Liz, cette première partie se refermant par un moment de rémission, de tendresse, à la Bolaño.

Dans la partie 2, nous partageons les errances d’Amalfitano, après que sa femme l’a quitté pour aller rejoindre un poète, lequel forme un diptyque avec le peintre de la partie 1 (avec ces deux figures, qui sombrent dans la folie, Bolaño ne se prive pas de mettre en question le contemporain). Amalfitano vit à Santa Teresa avec sa fille Rosa, pour qui il éprouve, au sens de Kafka, « le souci du père de famille ». Préoccupé par un mystérieux Testament géométrique de Rafael Dieste datant de 1975, il est hanté par des voix d’aïeux qui ne sont pas étrangères aux assassinats. « Mets-toi à faire quelque chose d’utile », lui dit une des voix qu’il entend.

La partie 3 est celle de Fate, un journaliste noir américain présent à Santa Teresa pour couvrir un match de boxe et qui saisit peu à peu ce qui se passe en rencontrant une journaliste mexicaine. Il tombe amoureux de la fille d’Amalfitano, liée à la jeunesse décadente et droguée de Santa Teresa. Cette partie baigne dans une ambiance moite et nocturne de bars et de discothèques. Avec la fuite de Rosa Amalfitano et de Fate, on sent soudain se lever une tension qui prépare la partie des crimes, de loin la plus importante, la plus insupportable.

Ces crimes sont décrits avec la froide précision d’un médecin légiste, comme une longue litanie, et Bolaño les entrecroise avec la profanation d’églises (sacrophobie), les prédictions d’une voyante, Florita Almada, qui, en transe, dénonce un jour à la télévision les assassinats, l’incapacité des inspecteurs de police à mener leur enquête, la parodie de la science criminologique d’Albert Kessler (un ancien agent du FBI), le ridicule d’un jeune et brillant journaliste, Sergio González… Les blagues misogynes dans un commissariat ne font qu’augmenter notre indignation. Arrive enfin le discours vengeur de la très féministe Azucena Esquivel Plata. Un des passages les plus frappants est l’arrestation de Klaus Haas, l’assassin présumé qui s’avère être le fils de la sœur d’Archimboldi. Encore une fois, Bolaño crée des résonances mystérieuses entre les cinq parties de son roman, et le lecteur (ou le spectateur) se retrouve lui-même dans la position d’un « détective sauvage ».

La dernière partie démystifie la fabulation des quatre universitaires sur le « grand écrivain ». Hans Reiter, alias Benno von Archimboldi, fils d’un boiteux et d’une borgne, n’était au départ qu’un palefrenier, un grand « échalas » un peu demeuré et emprunté, et dont la culture livresque se limitait à un « manuel », Quelques animaux et plantes du littoral européen. Sa formation, il la doit à Hugo Halder, le neveu du baron prussien von Zumpe (plus tard, on apprendra que la fille de ce baron deviendra la femme de M. Bubis, l’éditeur d’Archimboldi) ; il la doit aussi à la lecture du cahier de Boris Abramovitch Ansky, dans lequel il lit pour la première fois le nom du peintre italien Archimboldo ; il la doit encore à Ingebord Bauer, sa future compagne (une Marguerite faustienne). Mais le plus troublant dans la partie 5 est évidemment le lien abyssal que Bolaño établit entre Auschwitz et les crimes de Santa Teresa. En tuant Leo Sammer, Archimboldo tuerait le « géant blond » qu’il était. « Il m’est arrivé de penser que tu étais un assassin de femmes », lui dit Ingeborg. Tout converge donc à Santa Teresa, avec le voyage de la sœur d’Archimboldi rendant visite à son fils emprisonné qu’on accuse d’être l’Assassin. Restent le style, la langue et l’écriture incomparables de Roberto Bolaño.

Jean-Pierre Ferrini

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