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Dans la souffrance, le sauvage est mis à nu par les spectateurs

Passionnante, touffue, riche, complexe, l’exposition du quai Branly propose environ 500 images. Plusieurs milliers de corps d’humains exhibés se sont offerts (ou plutôt ont été contraints) pour le regard des spectateurs. Pour les spectateurs du passé et, aujourd’hui, pour nous (1).

EXPOSITION
Exhibitions,
l’invention du sauvage
Musée du quai Branly
37, quai Branly, 75007 Paris
29 novembre 2011 – 3 juin 2012

 

PASCAL BLANCHARD, GILLES
BOËTSCH, NANETTE JACOMIJN
SNOEP et coll.
EXHIBITIONS : L’INVENTION DU SAUVAGE
Présentation de Lilian Thuram
Actes Sud/Musée du quai Branly, 384 p., env. 500 ill.
coul., 49 €

Passionnante, touffue, riche, complexe, l’exposition du quai Branly propose environ 500 images. Plusieurs milliers de corps d’humains exhibés se sont offerts (ou plutôt ont été contraints) pour le regard des spectateurs. Pour les spectateurs du passé et, aujourd’hui, pour nous (1).

Se révèlent, au quai Branly, des documents disparates, rassemblés, venus des musées internationaux, trouvés dans des bibliothèques, dans les archives, dans les collections privées. Ce sont les peintures, les sculptures, les affiches des cirques et du music-hall, les anamorphoses, les « moulages sur le vivant », les cires, les automates, les lanternes magiques, les costumes et les masques, les assiettes, les éventails, les nappes, les puzzles, les cartes postales, les daguerréotypes, les tirages photographiques, les marionnettes, les tickets d’entrée, les brochures, les journaux, les films, les chansons, etc. De multiples supports ont été présentés dans les cabinets de curiosités, sur les tréteaux des foires, dans les laboratoires scientifiques, à l’intérieur des pavillons d’une Exposition universelle (ou coloniale). 

Tous ces accessoires du « Théâtre du monde » sont des signes de l’histoire des exhibitions à travers les continents. Circulent alors les « monstres » étalés, les « exotiques », les « sauvages », ceux qui sont différents (par la couleur, par la taille, par les coutumes et les mœurs), les « barbares », les « non-civilisés », les sanguinaires et cannibales, les « autres », les « hommes des bois », ceux qui sont lointains, ceux qui viennent d’ailleurs, les « hirsutes », les « velus », ceux qui seraient les cousins des singes, les « anormaux », les « déviants », ceux qui font peur et qui parfois séduisent, les « insolites », les dangereux, les mauvais.

Au moins depuis la Renaissance, au moins depuis le voyage de Christophe Colomb (1492), les cultures extra-occidentales suscitent l’étrange, le curieux, elles fascinent, elles troublent ; elles provoquent simultanément le désir et la répulsion. Mais, bien auparavant, pendant les millénaires dans d’autres continents, les humains ont imaginé la nature des autres, des barbares ; ils les considèrent très différents et (le plus souvent) inférieurs. En Afrique, en Asie, les habitants d’une cité méprisent et détestent souvent les voisins… Très tôt, les Égyptiens observaient, dans des exhibitions, des « nains noirs » venant des contrées soudanaises. Ou bien, dans l’Empire Romain, les Barbares (à certains moments, en particulier les Gaulois) étaient vaincus ; ils étaient des esclaves exhibés dans les « Triomphes » des généraux vainqueurs ; ils devenaient, dans le Cirque, les gladiateurs. Ou encore, au Moyen Âge, les monstres de foire et les êtres difformes fascinaient les aristocrates et le peuple ; ils intervenaient dans les cauchemars des enfants et des adultes. 

Et, dans l’exposition du quai Branly, tu rencontres les Zoulous féroces, les Lilliputiens, la Vénus hottentote (aux fesses énormes), les guerrières africaines, les Indiens et Buffalo Bill, les charmeurs de serpents, les bayadères, le Chinois qui lance des couteaux, les Lapons, les habiles bijoutiers du Sénégal, la « rue du Caire », les « Trois Grâces Tigrées », les danseuses du Cambodge, les aborigènes, une « sirène des Fidji »… Telle affiche (1894) de l’exposition coloniale de Lyon précise que 120 indigènes du Tonkin « travaillent sous les yeux du public »… 

De 1850 à 1950, on peut estimer qu’un milliard trois cents millions de personnes ont visité ce type d’exhibitions en Europe, en Asie, en Amérique et en Afrique du Sud. Il semble que quelques dizaines de milliers d’exhibés ont été des figurants passifs, parfois peu rémunérés ; ils sont souvent « recrutés » par un « contrat collectif » très abstrait.

Tu penses alors à une phrase célèbre de Marcel Duchamp : « la mariée [est] mise à nu par ses célibataires, même ». Et, dans la souffrance, les sauvages (et les sauvagesses) sont mis à nu par les spectateurs. Les exhibés sont assez souvent humiliés, offensés, assujettis, choqués, outragés. Ils sont des prisonniers dans des jardins d’acclimatation, dans des « zoos humains », dans des foires, dans des tournées douteuses. Si certains imprésarios sont honnêtes et intelligents, d’autres ne le sont pas… Dans des cas pourtant rares, les exhibés sont enfermés dans des cages. Mais plutôt dans des enclos (avec la double volonté de séparer les visiteurs et les visités, de les « protéger »). Parfois, les exhibés sont hébergés sur le site même de l’exhibition ou dans des « parcs à bestiaux). Parfois, ils déclenchent une grève pour être payés. Certains d’entre eux se suicident pendant la tournée ou au retour dans leur pays respectif. Les décès des exilés sont survenus à Paris (1892), à Barcelone (1896), à Chicago (1893) par une épidémie de vaccination, à Tervuren (1897), en Suisse. En un siècle, 35 000 ou 40 000 « figurants » de toutes les latitudes ont été déplacés et soumis… Peu à peu, les organisateurs modifient d’ailleurs les conditions d’engagement des « figurants » ; ils vaccinent ; ils s’aperçoivent que les malades (et plus encore les morts) contreviennent à la « bonne santé financière » de l’entreprise ; ils évitent une publicité « dommageable au spectacle »… Et des récits, des films évoquent l’histoire tragique de Saartjie Baartman, la « Vénus hottentote » qui était, de 1810 à 1815, mise à nu à Londres et à Paris. Peu après sa mort, Georges Cuvier la dissèque « au nom du progrès scientifique » ; il réalise un moulage de son corps et prélève le squelette. Jusqu’en 1975, le moulage était placé dans le musée de l’Homme ; ce n’est qu’en 2005 que Saartjie sera enterrée en Afrique du Sud.

Et tu n’oublieras pas non plus les « sauvages » qui s’en tirent. En 1616, la noble Pocahontas, venue d’Amérique, est peinte en Angleterre, avec la dentelle, avec le velours, avec son éventail de trois grandes plumes blanches. En 1686, les ambassadeurs siamois sont reçus par Louis xiv et de nombreuses images imprimées sont diffusées. Arrivé à Londres en 1762, le chef indien cherokee Ostenaco est présenté à la cour. Élégant, le Tahitien Omai est présenté en 1774 au roi d’Angleterre George iii ; en 1776, Sir Joshua Reynolds peint le Tahitien flegmatique. Vers 1840, le peintre et explorateur américain George Catlin représente la dignité des chefs indiens, leur fierté impassible. Vers 1900, la photographe new-yorkaise Gertrude Käsebier propose les visages des Sioux sereins et nostalgiques… Apparaissent aussi les danseurs et les danseuses exotiques sur les scènes françaises : les danseuses royales du Cambodge (1906), la troupe balinaise (1931), les bonds du danseur Féral Benga (né en 1906 à Dakar), les chansons de Joséphine Baker (dans un film de Marc Allégret en 1934)… Le sourire de Joséphine Baker éblouit au-delà de toute exhibition.

  1. Dans ce remarquable livre-catalogue, 70 spécialistes internationaux commentent les documents souvent oubliés. Ils analysent les mentalités des publics, leurs changements.
Gilbert Lascault

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