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Duras entière et sauvage

Article publié dans le n°1076 (16 janv. 2013) de Quinzaines

Elle est de ces écrivains dont la voix résonne encore à nos oreilles, et sur la photo de couverture on penserait à une autre romancière dont l’accent (bourguignon) sonne, Colette. Duras est là, sur la photo, dans ses pages, comme elle n’a jamais cessé d’être : entière, excessive et injuste, souvent, fulgurante dans ses propos. Les entretiens qu’elle a accordés entre 1987 et 1989 paraissent en français sous le titre de La Passion suspendue.
Marguerite Duras
La passion suspendue. Entretiens
(Seuil)
Elle est de ces écrivains dont la voix résonne encore à nos oreilles, et sur la photo de couverture on penserait à une autre romancière dont l’accent (bourguignon) sonne, Colette. Duras est là, sur la photo, dans ses pages, comme elle n’a jamais cessé d’être : entière, excessive et injuste, souvent, fulgurante dans ses propos. Les entretiens qu’elle a accordés entre 1987 et 1989 paraissent en français sous le titre de La Passion suspendue.

Ces entretiens traduits et annotés par René de Ceccatty avaient paru en Italie dans une revue désormais disparue, et c’est par hasard qu’on les a retrouvés. La journaliste qui se rendait rue Saint-Benoît pour interroger l’auteur de L’Amant a connu tous les rites de l’écrivain. Le nom d’Inge Feltrinelli, veuve de l’éditeur italien de Duras, a servi de sésame, mais les premières rencontres ont été délicates. À cette époque de sa vie, Duras devenue célèbre jouait un peu les divas, quand ce n’était pas les pythies (on songe à l’article sur Christine Villemin dans l’affaire Grégory) et elle pouvait éconduire de façon capricieuse. Et puis, comme l’écrit Leopoldina Pallotta della Torre, elle était « soudain animée d’une curiosité irrésistible, vorace et presque enfantine ». Tout commençait alors et les entretiens se sont poursuivis sur deux ans.

On appréciera les notes de Ceccatty et les références précises, les citations éclairantes qu’il propose en fin d’ouvrage. Elles permettent de retrouver plus qu’un contexte, une époque. Il semble en effet que nous soyons bien loin de ces années de débat, de polémique, de conflits entre des écrivains qui croyaient réinventer le roman, la littérature, voire le monde et ses significations. On faisait allusion à des paroles excessives, on les retrouvera à l’égard de Robbe-Grillet ou de Butor, de Sartre ou de Camus. Voire, sur un autre plan, de Barthes. On se dit aussi que travailler avec ou à partir de Marguerite Duras n’était pas chose aisée. Ceux qui ont voulu adapter ses romans au cinéma comme Tony Richardson ou Henri Colpi sont balayés : « pire que ça, ç’aurait été impossible ». C’est ainsi qu’elle a commencé à faire des films. La façon dont elle oppose Sartre à Tchekhov, dont elle se sent la seule héritière, est plus pertinente. Contre un « théâtre d’idées », elle pratique ou défend « des textes jamais saturés (…) où l’action est suspendue, laissée dans son inachèvement. Une sorte de musique du silence. Entièrement encore à imaginer ».

Le silence est une donnée essentielle de l’œuvre de Duras. Il n’est pas sans rapport avec l’enfance qu’elle décrit au début du livre, et l’Indochine en particulier : « Toute mon écriture naît de là, entre les rizières, les forêts, la solitude », en cette terre dont elle évoque le « calme surhumain et la douceur indicible ». L’Indochine de la romancière est davantage dans les creux, dans les vides, que dans les pleins. Elle rejette le « prétendu réalisme » qui voudrait des descriptions fidèles à une réalité qui n’existe pas : « c’est l’oubli, le vide, la mémoire véritable ». Au fond, elle n’est pas loin, si l’on songe à l’autobiographie telle que l’ont pratiquée Sarraute et Robbe-Grillet à la même période qu’elle, de la définition qu’en donne l’auteur d’Angélique ou l’enchantement : « fragments mobiles et flottants dans le texte qui restitueraient justement l’instabilité et le peu de fiabilité du souvenir ». On pourrait même dire que ces nuages de souvenirs traversent tous ses textes et notamment ceux qui mettent en scène le vice-consul ou Anne-Marie Stretter.

Dès l’enfance donc, le silence, le vide, la place laissée pour la sensation. Elle parle très bien de la lecture la nuit, qui ajoute à la « passion absolue » entre le lecteur et son livre. Dans un autre passage des entretiens, Duras dit de la musique qu’elle doit nous remplir, nous vider, de tout. Bach, qu’elle cite, est exclusif de tout le reste. Et l’on songe alors aux airs qui traversent ses films, à son goût aussi, des chansons populaires qui disent une vérité des êtres, des sentiments. Son cinéma, ses romans, ses textes divers, tout sonne de façon musicale, avec un sens de la composition qui peut ou doit surprendre. Elle qualifie son style de « physique », parle du processus d’écriture comme d’une « fulguration » après « d’infinis silences ». La lecture qu’elle attend de ses textes n’est donc pas linéaire : « une lecture non continue, qui aille par sauts, sauts de température, par rapport aux habitudes du lecteur. (…) Il s’agit de livres ouverts, inachevés, qui, en dernière instance, visent à un monde en devenir, qui ne cesse jamais de bouger ». Au cinéma comme dans les textes, il faut supprimer les jointures, les liens de causalité, « éliminer le superflu » et cette ambition se perçoit avec netteté quand elle « bâtit » ses personnages : « Je les saisis à ce stade inachevé de leur construction et déconstruction, parce que ce qui m’intéresse, c’est l’étude de la fêlure, des vides impossibles à combler qui se creusent entre le mot et le geste, des résidus entre ce qui est dit et ce que l’on tait. »

Si le thème de l’écriture est largement abordé dans ce livre, la vie de l’écrivain et la passion qui l’anime, la met en mouvement, sont au cœur de la conversation. On passera sur l’amant chinois (les notes de Ceccatty rappellent une discussion un peu vaine sur ce thème) pour retrouver les figures qui ont joué un rôle-clé dans sa vie. On les connaît bien et l’excellente biographie de Laure Adler a montré quelle importance avaient la mère, les frères, des hommes aimés comme Robert Antelme et Dyonis Mascolo. On sait aussi combien son premier véritable éditeur, Raymond Queneau, a compté pour elle, même s’ils se sont éloignés à un moment l’un de l’autre. Entre les premiers romans, trop proches de Hemingway selon Maurice Nadeau, et Le Marin de Gibraltar, une rencontre va tout changer. La passion amoureuse est près de la faire mourir. Elle sera alors celle qu’on connaît et qu’on lit et dont les textes sont comme le déchiffrement de ce qu’elle a en elle, pour reprendre ce qu’elle dit. L’attente, la perte, l’amour dans ce qu’il a de plus dévastateur, de moins romantique aussi, traversent ses textes, et on lira par exemple ce qu’elle écrit de La Maladie de la mort, écrit par elle, filmé par Handke.

On s’en voudrait de négliger la Duras politique. Sauvage encore, contradictoire et péremptoire. Elle est au parti communiste pour « faire de son malheur un malheur de classe ». Elle n’est pas marxiste, craint par-dessus tout la glaciation, la théorie. Elle aime en Mai 68 que ce mouvement ait remué « les eaux stagnantes de l’Europe » et voit dans l’échec du Printemps de Prague une victoire importante, par le vide idéologique que 68 fait triompher. On peut lui accorder le crédit d’une vision juste quand elle parle de Tchernobyl et de ce que l’accident dit de notre avenir ; Fukushima lui aurait donné pleinement raison.

Mais laissons au lecteur le soin de décider, de cela et du reste. Ces entretiens sont riches, vivants, et même si l’on connaît l’œuvre et les paroles de Duras par de nombreuses interviews, par les biographies et les essais, on se laissera prendre à les lire avec plaisir.

Norbert Czarny

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