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Écrivain de deux mondes

Article publié dans le n°1134 (01 sept. 2015) de Quinzaines

Celui qui raconte et dont on entendra la voix jusqu’au retour du jeune maître de maison, c’est Noula, alias « Requin-à-l’arak ». Il est le chauffeur de Skandar Hayek, un riche entrepreneur qui tient son quartier comme sa demeure. Là vivent Marie, son épouse, Mado, sœur de Skandar, et Karine, fille de Marie et Skandar. En ces années soixante, les chrétiens détiennent les pouvoirs politique et économique. Mais autour tout change : la présence des Palestiniens, la montée des tensions puis la guerre civile font de la villa des femmes le lieu des conflits. Dans un pays bientôt livré au chaos, Noula le conteur tient la chronique d’une époque tourmentée.
Charif Majdalani
Villa des femmes
(Seuil)
Celui qui raconte et dont on entendra la voix jusqu’au retour du jeune maître de maison, c’est Noula, alias « Requin-à-l’arak ». Il est le chauffeur de Skandar Hayek, un riche entrepreneur qui tient son quartier comme sa demeure. Là vivent Marie, son épouse, Mado, sœur de Skandar, et Karine, fille de Marie et Skandar. En ces années soixante, les chrétiens détiennent les pouvoirs politique et économique. Mais autour tout change : la présence des Palestiniens, la montée des tensions puis la guerre civile font de la villa des femmes le lieu des conflits. Dans un pays bientôt livré au chaos, Noula le conteur tient la chronique d’une époque tourmentée.

Norbert Czarny : Villa des femmes se déroule en un lieu et une époque déterminés ; pouvez-vous en préciser l’importance ?

Charif Majdalani : Il s’agit du sud de Beyrouth, une région qui, au seuil de la guerre civile, était encore couverte d’orangeraies et d’oliveraies mais qui s’urbanisait rapidement. Deux paysages s’y rencontraient donc, un paysage semi-urbain et un autre agricole, autour de villas de notables. Cet entre-deux marque bien le passage d’un monde à un autre qui caractérisait le Liban à cette époque, et c’est pour cela qu’il m’intéresse. Sans compter bien sûr que cette région a été une des premières violemment touchées par la guerre et par les modifications de la population, à cause, entre autres, de la proximité des camps palestiniens et de la juxtaposition de quartiers à forte coloration communautaire.

N. C. : Au centre du roman, apparemment, on trouve Skandar Hayek. Apparemment, puisque le roman s’intitule Villa des femmes et que la relation Marie/Mado est importante.

C. M. : Skandar Hayek est le chef de cette famille de notables dont je raconte l’histoire. Il règne à un moment charnière, à une époque délicate où tout est susceptible de basculer. Mais il tient tout et, tant qu’il est là, le monde semble pouvoir continuer à exister comme il l’a toujours fait. Sauf que c’est un monde miné, de l’intérieur comme de l’extérieur. Aussi, la disparition de Skandar Hayek apporte le chaos dans la famille, et coïncide si bien avec celui qui s’empare du pays tout entier qu’elle semble en être également la cause. Et puis surtout cette disparition réveille toutes les rancœurs et les animosités refoulées au sein de la famille, notamment entre les femmes. Des femmes qui vont alors s’occuper à leur manière de l’héritage laissé par Hayek et son ascendance. Et, curieusement, malgré les tentations entropiques qui les tenaillent, elles vont finir par le défendre plus héroïquement que ne l’avaient fait les hommes.

N. C. : On serait incomplet sur les personnages si l’on négligeait le trio des enfants Hayek : Karine, Noula (l’autre Noula du roman) et Hareth. Qu’est-ce que chacun incarne, selon vous ?

C. M. : Karine est l’une de ces femmes qui vont tenir les rênes du monde (du monde dans lequel vit ce clan) après la mort de Skandar. Quoiqu’elle soit la plus jeune d’entre elles, elle est celle qui a la vision la plus figée, la plus traditionnelle, de la notion de famille et d’appartenance clanique, et celle qui rêve de perpétuer, ou de faire revenir, les temps anciens, ceux incarnés par son père, alors que tout est en train de changer brutalement. D’où son acharnement à rappeler son frère Hareth, en qui elle voit un sauveur. Ce dernier, en revanche, étouffe dans le monde où il est né, et part. Son voyage oppose la maison et le monde, la vie sédentaire et la vie nomade, aventureuse. Mais la maison finit par lui manquer, et il y revient, alors que plus rien n’est comme avant. Quant à Noula, c’est celui par qui le chaos intérieur arrive, celui qui cause les premières grandes fissures, d’ordre interne et domestique, préludant aux grands bouleversements qu’apportera l’Histoire.

N. C. : Cette villa des femmes existe enfin par celles et ceux qui y travaillent, comme Jamilé et Noula, le narrateur. Ne sont-ils pas la mémoire du lieu et de la famille ?

C. M. : Bien sûr, d’autant plus que c’est l’un d’entre eux qui raconte l’histoire de cette famille. Ces deux personnages n’ont en apparence aucun rôle véritable, mais ils recueillent confidences et récits, ils voient tout d’un œil distant puisqu’ils ne sont pas immédiatement impliqués dans les conflits. Ils ne cessent de tenter de comprendre ce qui arrive autour d’eux, ils interprètent, jugent, et sont finalement ceux par qui du sens est donné à tout cela. Ils sont les regards structurants, 
et deviennent à un moment donné ceux sans qui le peu d’ordre qui reste menace de disparaître définitivement.

N. C. : La bonne fortune et la décadence sont aussi celle du Liban que vous évoquez : la « Suisse du Moyen-Orient » connaît le chaos, les clans et les milices, les occupations. Quel lien entre l’intime et l’Histoire ?

C. M. : L’histoire récente du Liban est celle d’un pays opulent et heureux vivant dans l’insouciance des drames qui finissent par le frapper. J’ai souvent comparé cette situation à celle de communautés qui cultivent et construisent au pied d’un volcan dont elles entendent pourtant les grondements, mais qui, devant la menace, haussent les épaules. Ce fut un peu la situation de l’Empire romain et de son patriciat à la veille des invasions barbares, comme le décrit Pascal Quignard dans Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia. Il me vient aussi cette image des poètes persans cultivant leurs roses et chantant la richesse de leurs jardins alors que les Mongols sont à leurs portes. C’est ce moment de transition, cette charnière entre un monde heureux (malgré ses déchirements internes inévitables) et l’irruption des calamités qui vont le réduire à néant, que je tente de saisir. Il y a là quelque chose qui dépasse le simple cadre libanais, pour toucher à la condition humaine, à la confrontation – à laquelle l’homme est souvent contraint – avec l’Histoire et ses turbulences.

N. C. : Si l’on prend ce roman et Nos si brèves années de gloire, voire Le Dernier Seigneur de Marsad, on est frappé par des similitudes, des échos et, notamment, par un retour des personnages, Ghaleb Cassab par exemple. Écririez-vous une « comédie humaine » balzacienne ?

C. M. : Je suppose que c’est le rêve de bien des écrivains, c’est le mien en tout cas ! À la vérité, peu de personnages passent d’un livre à l’autre, mais les uns peuvent servir de référence dans le roman des autres. Et, comme ce sont souvent des familles qui se partagent les mêmes territoires, elles sont évoquées ensemble, d’autant que je fais allusion à des événements du passé qui leur sont communs. Tout cela permet évidemment d’ancrer cet univers fictif dans le réel, de lui donner crédibilité et profondeur historique. C’est ce qui me fascine chez Proust, Balzac et aussi Faulkner, voire chez Claude Simon, et qui rend leurs univers si vivants. Il va sans dire que ce stratagème narratif est un vrai plaisir de l’écriture, de la construction d’univers, et permet de s’assurer que ces univers fonctionnent. Et quand on voit qu’ils fonctionnent c’est vraiment jubilatoire.

N. C. : En lisant vos romans, des noms d’écrivains viennent à l’esprit. Ils sont liés au rythme de vos phrases : Chateaubriand, Proust. Mais aussi Lampedusa. Vous sont-ils proches ?

C. M. : Et comment ! Vous citez des noms qui me sont chers. Chateaubriand me fascine par sa fabuleuse capacité à mettre en scène le temps de l’Histoire et le sien propre et à les articuler de manière à rendre mythiques aussi bien l’Histoire que son propre itinéraire. Et puis il a cette manière de jouer avec la temporalité en faisant se chevaucher le temps de l’écriture et celui de l’histoire (et de l’Histoire) ! Quant à Proust, il reste un modèle, un horizon vers lequel on regarde tous en écrivant, avec gourmandise, envie, émerveillement et désespoir. Je pourrais ajouter quelqu’un comme Claude Simon, dont la phrase – son rythme, sa scansion (son lyrisme même) – éveille chez moi des échos forts, tout comme son traitement des thèmes familiaux et de la confrontation impuissante de l’homme avec la grande machine de l’Histoire.

N. C. : Qu’est-ce qu’être un écrivain de langue française au Liban aujourd’hui ?

C. M. : C’est être dans une position assez confortable, en ce sens que le champ de la réception littéraire au Liban est encore fortement influencé par ce qui se passe en France, et permet à un écrivain relativement reconnu en France d’être fort bien reçu dans son pays. C’est un peu mon cas, assurément. Mais, par ailleurs, cette réception favorable se fonde largement sur les thèmes que traitent mes livres, et qui causent un véritable phénomène d’identification chez les lecteurs libanais. Il y a une lecture empathique à l’égard des thèmes « nationaux » dont je parle, et qui favorise mon intégration naturelle au sein de ce que l’on pourrait appeler la littérature libanaise. Mais il me semble aussi que d’autres références dans mes livres, issues de filiations littéraires, d’influences, de tout un univers de formes et de modèles que pourtant je manipule et retravaille dans un sens personnel, voire « national », mais qui viennent de la littérature occidentale et de son imaginaire, me valent une certaine méfiance de la part d’une frange du lectorat arabophone qui juge mes livres plus français que libanais. Mais cela renvoie à l’éternelle question de l’appartenance, et je crois que, de ce point de vue, je suis bien un écrivain de deux mondes, faisant pleinement partie aussi bien de l’un que de l’autre.

Norbert Czarny

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