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Entretien avec Georges Vigarello

Article publié dans le n°1173 (16 mai 2017) de Quinzaines

Michel Juffé : Nous allons parler d’histoire, et précisément d’un de tes derniers ouvrages, Le Sentiment de soi, sous-titré Histoire de la perception d...

Michel Juffé : Nous allons parler d’histoire, et précisément d’un de tes derniers ouvrages, Le Sentiment de soi, sous-titré Histoire de la perception du corps, qui s’oriente vers la spécification de l’intériorité. 1° Qu’est-ce qui t’a attiré vers les questions du corps, ta thèse d’État, soutenue en 1977, étant intitulée Le Corps redressé ? 2° Puis, spécifiquement, vers les émotions ? 

Georges Vigarello : Je réponds d’abord à ta première question. Un des repères que j’avais, c’est la notion de « schéma corporel », c’est-à-dire la représentation « interne » que chacun a de son propre corps. Elle m’avait frappé durant mes études à l’École normale supérieure d’éducation physique. Elle était mise en relation avec la pratique à partir des interrogations suivantes : comment la manière dont vous vous représentez « intérieurement » vos membres, les axes de l’espace, vos positions physiques, les relations entre elles, les alertes venues des muscles… comment cet ensemble peut-il guider vos repères pour agir ? Une intériorité « crispée » contrarie aisance et disponibilité. J’ai ensuite « retravaillé » cette notion lors de ma thèse sur le « corps redressé ». La question devenait double : la représentation intérieure du corps ne change-t-elle pas avec le temps pour « diriger » la position droite, la « verticaliser » ? Plus profondément, ne change-t-elle pas avec le temps pour orienter autrement les « techniques » conduisant à apprendre la rectitude ? Exemple : la vision d’un corps d’adulte obsédé par le thème de l’honneur et de la distance à l’autre – telle que l’éprouve l’aristocratie traditionnelle – conduit à une position érigée différente de celle qu’adopte la bourgeoise, dès la fin du XVIIIe siècle, avec l’obsession de la pratique, celle de l’engagement, de l’efficacité visible et assurée (vécue de l’intérieur selon une cascade de tensions, d’idéalisations et de réactions). Cette vision intérieure a des effets sur la manière dont chacun se montre, et dont il orchestre et construit ce qu’il montre. 

J’en viens à ta deuxième question : pourquoi les sensations internes ? Très souvent, seul l’externe est privilégié dans l’histoire de la culture : ce que l’on sent de l’espace, des informations venues du dehors. Les messages du dedans sont peu ou non étudiés. Je pressentais que ce sujet pouvait avoir une densité historique. Faire du yoga, de la danse contemporaine, de la gymnastique douce, c’est laisser place aux sensations internes, les mesurer, les travailler, alors que la danse classique ne s’intéresse qu’aux sens externes.

J’en veux pour preuve une revue étonnant et fascinante, nommée Respire. Elle propose de travailler sur ses propres sensations pour se transformer.

Si un observateur impartial relit les textes classiques en prenant comme objet ce qui est dit sur les sens, que constate-t-il ? Barthélemy l’Anglais (XIIIe siècle), dans Le Livre des propriétés des choses, parle des cinq sens, c’est-à-dire des « sens externes », l’ouïe, le goût, le toucher, la vue, l’odorat, et non d’une catégorie de sensible orientée vers le dedans. Le Dictionnaire universel de Furetière (1690) indique toujours cinq sens.

Des « sens internes » peuvent être définis, mais ils sont seulement la manière dont nous gérons les messages venus de l’extérieur (par la mémoire, l’imagination l’entendement), et non les messages venus de l’intérieur. Un seul exemple : les métaphores auxquelles recourent les auteurs classiques pour décrire les sens. Trois lieux y sont décisifs : l’enceinte (les murs), l’ouverture (portes ou fenêtres), l’intérieur (non le corps, mais la présence de l’instance qui regarde). Nous sommes à l’intérieur et nous disposons de portes et de fenêtres. Cet intérieur n’est pas le corps mais l’âme. Ce qui importe est ce qui vient du « monde ». 

M. J. : En t’écoutant, je me dis : « pour eux, le corps est toute extériorité, il est res extensa, et l’intériorité c’est seulement l’âme ». Est-ce qu’avec Descartes il y a une rupture ? 

G. V. : Oui, et c’est fondamental, le corps est res extensa, il est « extérieur ». Descartes parle, dans son Traité de l’homme, de la faim, de la soif, de la douleur, du désir. Il ne pense pas y découvrir des données susceptibles d’informations spécifiques. Il n’y loge pas, en tout cas, un élément possible de notre identité. Conclusion : le corps n’informe quasiment pas, mieux, il perturbe et il trouble, d’une part, et le vrai lieu du sensible demeure le « monde », les choses, autrement dit, ce qui entoure et enveloppe le corps, d’autre part.

La vrai tournant, à mes yeux, a lieu au XVIIIe siècle. L’« intérieur » du corps et les sensations produites deviennent un lieu de curiosité. Par exemple, Le Rêve de d’Alembert de Diderot. L’objet du rêve peut rappeler ce que les médecins ont déjà dit de la mélancolie : ressentir le corps différent, avoir le sentiment que les mains peuvent atteindre le ciel ou que l’enveloppe peut se réduire jusqu’à procurer l’impression que le corps passerait dans le trou d’une aiguille. Alors que cette mélancolie était un objet de dérision, dérive « extérieure », anecdotique, voire risible, elle devient, avec Diderot, un enjeu d’identité. Elle mobilise la manière dont chacun s’éprouve, se reconnaît. Elle dit une vérité.

La « certitude » est passée du « je pense donc je suis » à un « je sens donc je suis ». Le corps n’est plus simple « extériorité ». Il est réintégré dans le soi. Toute la différence, dès lors, réside dans le sens attribué à cette dimension du sensible. Celle-ci devient autonome, spécifique. L’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, quittant la seule sphère des cinq sens, y voit un « sixième sens » revêtu d’une importance décisive. Le corps devient aussi le lieu de notre identité. La manière dont il s’éprouve, se vit, dit aussi ce que nous sommes. Le contexte culturel permet de comprendre cette rupture. La vérité ne passe plus par le ciel. La vraie nature n’est plus la surnature. L’homme existe au sein de son enveloppe physique, ici, maintenant. L’importance majeure de cette rupture ne me paraît pas avoir toujours été mesurée dans sa profondeur. La manière d’aborder l’empirisme, par exemple, privilégie souvent l’extériorité. 

M. J. : Diderot est aussi l’auteur du Paradoxe sur le comédien. Cela ouvre à l’idée de dualité ou de multiplicité du Moi. 

G. V. : Quand on le lit ce texte à partir du sentiment de soi, il prend une force extraordinaire. Il y est question de faire taire le sens interne. Il faut un jeu de tête qui ne soit pas un jeu de corps. Or Diderot dit aussi, et par ailleurs, qu’il faut se laisser porter par sa sensibilité. C’est cohérent, parce que ce que je fais taire, je l’ai d’abord ressenti. Un grand nombre d’auteurs suivent cette dynamique théorique : Boswell, Bernardin de Saint-Pierre, et même Rousseau. Adam Smith écrit : quand je vois un homme sur une corde ça me perturbe ; si quelqu’un est au bord du chemin, ça m’émeut. C’est ce qu’il appelle la « sympathie » (Théorie des sentiments moraux).

Parfois on me dit : « qu’est-ce que tu nous racontes, regarde Racine, Phèdre ‘’je sens mes genoux qui se dérobent sous moi’’ ». Évidemment, la douleur a toujours existé, la commotion de l’émotion aussi. Mais, redisons-le, elles sont perçues comme accidents ; elles perturbent, elles n’aident pas à connaître le « soi ». Or, avec le XVIIIe siècle, ces objets ont un nouveau statut. Ils deviennent objets de révélation et de curiosité. Ils participent du « sentiment de soi ». N’oublions jamais la profondeur du « je sens donc je suis ».

Au XIXe siècle, c’est encore autre chose. Cabanis (1802) – plus ou moins négligé aujourd’hui – ne parle pas d’âme et de corps, mais de physique et de moral. Il affirme que nous pourrions systématiser les sensations internes pour mieux nous connaître. Comment se fait-il que cette question émerge alors ? 

M. J. : C’est un nouveau domaine à explorer ? 

G. V. : Oui. Le « journal intime » est inventé, comme révélateur de ce qui nous définit. Maine de Biran (1820) scrute tout indice physique intérieur pour mieux s’évaluer comme personne, pour mieux parfaire sa connaissance psychologique, celle de ses émotions, celle de sa personnalité. 

M. J. : On peut alors parler de « climat intérieur ». Mais, a contrario, pour un Auguste Comte tout est extérieur, avec une mécanique sociale qui vient de Condorcet. L’évolution dont tu parles n’est pas générale. 

G. V. : C’est vrai, mais les auteurs que j’ai choisis conduisent à aujourd’hui, à Freud par exemple. Benjamin Constant, Bayle disent : « Je ne vais pas vous parler de l’homme en général à partir de mon expérience, mais je veux découvrir ce qui est singulier et unique en moi ».

En médecine, c’est la naissance de la clinique. On demande aux patients d’écrire leur journal. On les écoute, on leur demande d’expliquer ce qui leur arrive, de s’expliquer. C’est ce que relate Les Baromètres de l’âme : Naissance du journal intime, de Pierre Pachet (Le Bruit du temps, 2015).

En psychiatrie, Pinel, Esquirol dépassent le point de vue classique pour expliquer la folie à partir d’un bouleversement des messages internes.

Prenons les drogues : Moreau de Tours, Théophile Gautier, Baudelaire s’interrogent sur le vivre-autre. Ils décrivent ce qu’ils éprouvent comme jamais cela n’a été fait. C’est aussi Quincey avec le Club des haschischins.

Les physiologistes s’en mêlent : comment ce qui est éprouvé influe-t-il sur les comportements ?

Duchenne de Boulogne dit : c’est parce que je perds la sensation du sol que je tombe. Charles Bell dit : je regarde une femme qui tient un bébé dans les bras ; si elle cesse de le regarder, il tombe. Elle ne sent pas, donc elle ne peut pas tenir. Elle ne peut pas éprouver le message qu’il faut pour coordonner.

Pour eux, la coordination résulte des sens externes et internes. 

M. J. : Quarante ans plus tard, on parlera de l’auto-activation, de la source interne des actions, et, avec les éthologues, de mécanismes d’actions innés. 

G. V. : Ce qui m’importe est de diversifier les entrées, les approches : la physiologie, la littérature, la médecine. On ne peut pas comprendre Freud ou Proust sans cela. 

M. J. : Diderot nous renvoie à Swann. Celui-ci n’est pas vide, mais il est capable de se « vider » pour changer de sphère sociale et devenir le mari d’Odette, une petite bourgeoise. 

G. V. : Au début de la Recherche, le narrateur s’éveille, il se souvient. Il dit aussi : « j’ai tellement intériorisé mon mobilier, que quand il change, je suis obligé de l’avaler ». 

M. J. : Venons-en au XXe siècle. Tout cela diverge énormément. Sous l’effet des guerres, des crises économiques, des progrès de la médecine, de l’écologie. On voit la psychanalyse évoluer, sans disparaître, mais aussi monter les techniques de développement personnel. Le yoga, c’est d’abord inspirer et expirer. On a aussi le bodybuilding, le stretching et autres techniques physicalistes. C’est aussi se faire voir, s’exhiber, etc. On a ces sportifs, qui parlent de « retrouver leurs sensations », mais ne disent rien de plus. J’ai l’impression d’un contraste énorme entre ceux qui ont une culture psychiatrique ou qui pratiquent le yoga, la danse, etc. et cette pauvreté d’expression de soi-même, en tant que star du sport. 

G. V. : Ces manières de dire peuvent demeurer superficielles, aucun doute. Mais elles renvoient à une position culturelle totalement transformée. Aujourd’hui, la personne prend de plus en plus de place, et cette personne c’est l’individu limité à sa propre enveloppe physique. Par ailleurs, l’histoire personnelle tend à inclure de plus en plus une histoire du sensible : on parle, par exemple, de plus en plus de trauma, de perturbation intime, d’histoire de famille. 

M. J. : Ce qui me fait aussi penser à Nietzsche, qui évoque la pluralité des sensations, leur subtilité, mais « n’ouvre pas l’enveloppe ». Il a conscience des héritages affectifs : « nous sommes davantage les enfants de nos grands-parents que de nos parents. » 

G. V. : Il parle du grand corps, de la grande santé, mais pas en détail, comme le fera Freud. 

M. J. : Une dernière question. Et la suite de tes travaux ? 

G. V. : Ce sera sur l’apparence. Nous avons monté un cycle de conférences, à la BnF, sur ce thème en mars-avril 2017. Je vais aussi publier un livre sur la robe, écrit assez vite. Avec deux points de vue : la frivolité de la mode, l’éphémère, mais aussi et plus encore les structures sous-jacentes qui caractérisent une époque. Les formes traduisent toujours un temps et un milieu.

Je voudrais aussi rassembler tout ce que j’ai écrit sur le corps.

Michel Juffé

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