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Moby Dick-sur-scène. Entretien avec Chantal Melior et François Louis

Le Théâtre du Voyageur, que dirige Chantal Melior, porte bien son nom, puisqu’il se trouve dans une gare, celle d’Asnières-sur-Seine. Pour s’y rendre, il suffit de prendre un train à la gare Saint-Lazare (il y en a souvent) qui vous transporte en quelques minutes à Asnières, à la gare d’Asnières-en-scène, au bout d’un quai. La mer n’est pas loin car, cette saison, Herman Melville (1819-1891) est à l’honneur : Bartleby (adaptation de François Louis), Cocorico (lecture-spectacle par Hervé Pierre, sociétaire de la Comédie-Française), Le Grand Escroc (adaptation de Patrick Melior) et Moby Dick (adaptation de Chantal Melior).

HERMAN MELVILLE

MOBY DICK

Adaptation et mise en scène de Chantal Melior

« Assez pleurniché » du 1er au 19 mars 2017 ; « Baleine à plume » du 26 avril au 14 mai 2017 ; « Pippin tombe à l’eau » (saison 2017-2018), « Lignes de fuite » (saison 2017-2018), Théâtre du Voyageur, 92 600 Asnières-sur-Seine.

Le Théâtre du Voyageur, que dirige Chantal Melior, porte bien son nom, puisqu’il se trouve dans une gare, celle d’Asnières-sur-Seine. Pour s’y rendre, il suffit de prendre un train à la gare Saint-Lazare (il y en a souvent) qui vous transporte en quelques minutes à Asnières, à la gare d’Asnières-en-scène, au bout d’un quai. La mer n’est pas loin car, cette saison, Herman Melville (1819-1891) est à l’honneur : Bartleby (adaptation de François Louis), Cocorico (lecture-spectacle par Hervé Pierre, sociétaire de la Comédie-Française), Le Grand Escroc (adaptation de Patrick Melior) et Moby Dick (adaptation de Chantal Melior).

Jean-Pierre Ferrini : Pourquoi Melville, cette « folie Melville » qui s’est emparée du Théâtre du Voyageur ? 

François Louis : C’est assez simple. Comme je lis beaucoup Gilles Deleuze, j’ai constaté que Melville était l’un de ses écrivains de prédilection et j’ai voulu savoir pourquoi. Au départ, j’ai commencé par lire Benito Cereno puis Bartleby avec la postface de Deleuze (« Bartleby, ou la Formule »). Les thèmes m’ont immédiatement intéressé, parce que j’étais déjà intéressé par ceux de Deleuze. Enfin, je suis tombé non plus sur Deleuze-Meville, mais sur Melville tout court. Il y a les thématiques, voire les concepts, ou disons les problématiques. Il y a le style, un style limpide, intense et en même temps complexe, qui aurait des similitudes avec celui d’un auteur comme Shakespeare. Des passages du récit, rarement descriptifs comme dans la littérature française du XIXe siècle, peuvent se transformer littéralement en monologue pour un acteur. 

J.-P. F. : Dans sa postface à Bartleby, Deleuze, qui partageait avec Melville la passion de la classification, distingue trois grands types de personnages, les « monomaniaques » comme le capitaine Achab, les « hypocondres » comme Bartleby et les « prophètes », comme Ismaël. Concernant les deux premiers types, il souligne que la caractéristique du monomaniaque est de choisir, de choisir une baleine, en l’occurrence Moby Dick, trahissant la loi des baleiniers qui consiste à chasser les baleines sans les choisir. Ces monomaniaques dressent une préférence monstrueuse, écrit Deleuze, à l’inverse des hypocondres qui préfèrent… pas de volonté du tout, « un néant de volonté plutôt qu’une volonté de néant… ».  

Chantal Melior : Achab et Bartleby sont aux deux extrémités de l’originalité. Il s’agit de deux personnages que Deleuze appelle encore des Traitres, les opposant aux Tricheurs. Le Traitre est celui qui ne se soumet pas aux lois et qui n’est pas là où on l’attend, qui met en danger la société ou les autres. Achab met en danger son équipage en choisissant de ne chasser qu’une seule baleine. Bartleby déstabilise des êtres très stables. Qu’est-ce qu’il y a de plus stable que des avoués dans un cabinet d’avoués ?

F. L. : Si Bartleby « préférerait ne pas », les autres, eux, ne préfèrent rien du tout. Le relativisme est complet. Melville crée un personnage qui n’est pas dans l’actualité de son temps. Il oppose les particuliers aux originaux. L’original est celui qui vient d’une origine qu’on a oubliée, qui n’existe plus. Mais si Bartleby ne choisit pas, il choisit en fait beaucoup plus que quelqu’un qui est pris dans les rouages du monde du travail. 

J.-P. F. : Donc, après Bartleby, est venu Moby Dick… Comment vous y êtes-vous pris pour adapter le texte et le mettre en scène ? 

C. M. : Quand j’ai abordé au départ Moby Dick, j’ai un peu reculé face à l’immensité de cette œuvre. Et puis, progressivement, je me suis laissé embarquer… Avec le Théâtre du Voyageur, si on a monté Shakespeare, on a monté des textes qui n’étaient pas forcément destinés au théâtre. Dans Moby Dick, avec ce livre-baleine, il y a une dimension encyclopédique, scientifique ou philosophique et je me suis dit qu’il y avait quelque chose à trouver dans cette superposition des formes théâtrales qui mettent en scène les personnages. Les animaux aussi ! Il y a un rapport immanent, non hiérarchique, entre toutes les espèces. Les personnages, me semble-t-il, ont un rapport avec l’extérieur. Deleuze les définit comme des « blocs de sensation », toujours modifiés à mesure qu’ils se font. On les suit, on traverse et découvre avec eux le monde. Ils ne parlent pas d’eux. Ils parlent du monde. 

F. L. : C’est le monde qui se peint sur eux et non pas eux qui se peignent sur le monde. On pourrait expliquer cette différence par celle qui existe entre l’œil et l’oreille. Par son regard, l’homme fait que le monde existe. Pour Melville, le monde est davantage à entendre. D’ailleurs, Ismaël, le personnage-narrateur, signifie « celui qui entend », « celui qui entend la voix de Dieu ».  

C. M. : Avec Melville, l’acteur doit aller à l’encontre de certaines habitudes. Il y a un côté impersonnel… 

J.-P. F. : Vous avez choisi pour adapter Melville la traduction de Giono, ou plus exactement celle de Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono. Pourquoi cette traduction, qui date de 1941, et pas celle d’Armel Guerne (1954) ou encore celle, plus récente, de Philippe Jaworski dans la Pléiade (2006) ? 

C. M. : J’ai commencé par lire Melville dans cette traduction, dont la fluidité se prêterait mieux au théâtre, bien qu’il nous soit arrivé inévitablement d’être obligés de corriger, d’adapter le texte, notamment avec Carol Lipkind, la pianiste qui a créé la musique du spectacle et qui est d’origine américaine. Ce que j’ai le plus apprécié dans cette traduction est sa « désinvolture », sa distance, son humour aussi et son absence d’affectation qui va bien avec ces personnages faisant peu cas d’eux-mêmes comme nous le disions. Je crois que l’humour et l’amour chez Melville, dans le regard qu’il porte sur le monde extérieur, y compris dans les passages scientifiques de cétologie, sont deux termes indissociables. 

J.-P. F. : Moby Dick conserve tout de même une connotation « romantique ». Dans ce roman, ce grand roman américain, il y a même une métaphysique dans la bataille que livre le capitaine Achab contre la Baleine blanche. La référence à la Bible, au Léviathan, au livre de Jonas, est constante. Pourtant, le titre des quatre parties, à l’exception peut-être de la dernière (résolument deleuzienne), ne paraît pas traduire cette dimension : « Assez pleurniché », « Baleine à plume », « Pippin tombe à l’eau » et « Lignes de fuite ». 

C. M. : Il y a en effet une légèreté dans les titres, mais il est vrai que nous appréhendons peut-être trop Moby Dick comme un sombre drame. Chez Melville, il y  a une balance entre ces deux pôles que sont la tristesse et la joie. Pour le titre de la première partie, « Assez pleurniché », il traduit le premier monologue quand Ismaël dit qu’il vaut mieux partir, « prendre le large », plutôt que de se morfondre, macérer dans des passions tristes. 

J.-P. F. : On entend une décision de rompre avec le monde, un besoin de changer une vie qui ne le satisfait plus, de larguer les amarres… 

C. M. : Je n’élude pas le fait que Moby Dick soit une tragédie, plus une tragédie qu’un drame. « Assez pleurniché », c’est une façon de dire la tragédie, c’est-à-dire la résistance parce que, dans la tragédie, on raconte la résistance des personnages face à l’adversité du destin. Concernant le deuxième titre, « Baleine à plume », il établit une analogie entre le livre et la baleine. Le livre, c’est la baleine. Melville parle de littérature et de cétologie. À travers la cétologie, il a trouvé un sujet littéraire. Quant au titre de la troisième partie, il met l’accent sur le personnage de Pippin, de Pip, le jeune mousse qui tombe à l’eau et qui en perd la raison. Il annonce la fin tragique, introduit le rapport avec l’océan, avec la mort, avec la folie, ce qui est rationnel ou pas, les discours rationnels sur les baleines et à l’inverse des sensations qui sont, elles, plus mystérieuses. Il est un personnage qui est allé au delà de la limite du supportable et qui en revient avec une clairvoyance, une seconde vue. Comme le fou dans Le Roi Lear, il ne dit que des choses extrêmement sensées. Il sait avant tout le monde ce qui va se passer.  

J.-P. F. : Il y a dans votre travail une volonté d’en rester au texte, d’adapter le texte, de faire corps avec lui, de le faire entendre assez fidèlement, alors que la tendance aujourd’hui dans le théâtre est de jouer de plus en plus avec les images filmées, les effets spéciaux, de faire voir le spectacle. 

F. L. : On retrouve la différence entre l’œil et l’oreille. Nous faisons un autre métier que celui de plasticien ou de scénographe. 

C. M. : Parce qu’on n’a pas assez de sous ! Plus sérieusement, il y a une commercialisation des choix artistiques qui sont soi-disant des audaces, mais qui sont tellement recopiés qu’on ne parvient plus à savoir où est l’audace.  

F. L. : Le théâtre est un plan fixe à l’infini. Ça ne bouge pas comme au cinéma. C’est le texte qui donne le mouvement et qui fait qu’on peut se déplacer avec un plan fixe autour de soi.

Jean-Pierre Ferrini

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