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La nuit de l'enfance

Article publié dans le n°1061 (16 mai 2012) de Quinzaines

Un superbe roman sur l’enfance, ses malheurs et ses joies singulières, sa fin, le sentiment d’innocence et d’amour, les éblouissements primordiaux. Haas interroge ce qui conforme l’individu, les mots qui le portent, le bien et le mal, le mensonge et la vérité, les culpabilités ultimes et la joie triste d’être au monde. Et tout revient toujours à redire la grandeur idéale de la fraternité.
Jean-François Haas
Le chemin sauvage
(Seuil)
Un superbe roman sur l’enfance, ses malheurs et ses joies singulières, sa fin, le sentiment d’innocence et d’amour, les éblouissements primordiaux. Haas interroge ce qui conforme l’individu, les mots qui le portent, le bien et le mal, le mensonge et la vérité, les culpabilités ultimes et la joie triste d’être au monde. Et tout revient toujours à redire la grandeur idéale de la fraternité.

Le Chemin sauvage, comme le premier roman de Jean-François Haas, débute par une étrange digression, sorte de micro-récit d’une défaite de l’armée française en 1871 et de la manière dont le grand-père du narrateur « avait accueilli dans ses bras (…) l’agonie d’un jeune soldat français », de cette façon dont on accueille les souffrants et les morts, avec cet élan de fraternité et de pitié qui habite l’œuvre de Haas depuis ses commencements (1). Comme son narrateur – qui en viendra à écrire lui-même, faisant aussi de ce livre la genèse d’une vocation, – nous pénétrons la nuit de l’enfance, découvrant « de la nuit en (soi), une nuit où il faudra avancer mot à mot, chaque mot comme un pas à l’aveuglette ».

Une plongée au cœur même de l’enfance, de ses sentiments singuliers, comme amplifiés par la voix qui les porte et pose les termes mêmes d’une conscience au monde déformée, réduite en même temps qu’augmentée, peuplée de lectures et de mauvais rêves, fantomatique en quelque sorte puisque s’imprime sur le discours même du narrateur le poids du passé, d’êtres disparus qui ne nous quittent pas, d’angoisses terribles et envahissantes, qui redit l’importance des lieux et des ombres de voix qui les peuplent, une sacralité et une puissance de la parole, la violence fondatrice et les mots qui parfois la contrecarrent. Le jeune narrateur de ce roman profondément rural qui prend source dans l’enfance même de Haas, dont les paysages, les règles et les habitudes conforment une manière d’identité disparaissante, comme épuisée, raconte un trop long deuil, une manière de se séparer de soi, de ce que nous avons été, rassemblant les épars d’une vie perdue – ici symbolisée par un barrage qui fera disparaître une vallée entière –, de ce qui la constitue, de la joie et de la tristesse du ressouvenir et d’une compréhension d’un passé qui ne passe pas, de voix et de silhouettes qui ne disparaissent pas dans l’ombre du temps.

Ainsi, la mémoire du narrateur, jeune garçon de douze ans issu d’une famille d’ouvriers intègres et ouverts, parcourt sa vie passée, ses jeux guerriers près de l’étang, sa rencontre avec Tonio, jeune Italien qui débarque dans le village et porte le poids de l’absence d’un père trouble, ses angoisses d’enfant qui le rattrapent – l’épisode avec la vannière est d’une beauté stupéfiante, comme celui du Russe pendu –, ses visites à la ferme laitière où il se rend tous les soirs avec le bonheur simple d’y voir Myriam, une jeune orpheline qui sera finalement misée (2), c’est-à-dire presque vendue à une famille de paysans qui la ravale au rang de soubrette, nous introduisant, par éclats, à l’existence apaisée en même temps que sournoise d’une vie campagnarde heureuse où pointent d’épaisses angoisses et des menaces immémoriales. Haas excelle à nous faire entrer dans la tête de son jeune héros qui laisse, presque démuni face à lui-même, grossir des sentiments presque trop grands pour lui, cet amour naissant et bouleversant pour une gamine blessée par une vie douloureuse qui, lorsqu’elle disparaîtra, victime d’un crime atroce, le laissera vidé, « déshabité », comme absent à son existence propre, ne pouvant « l’accueillir » par aucun mot, manière de double d’un frère disparu à l’âge qu’il vient d’atteindre et qui ne sera jamais plus son aîné.

Le Chemin sauvage demeurera celui qu’il emprunte pour faire deuil, pour retrouver ses propres traces, celles, impalpables, des morts qui le précèdent, marchant auprès de lui, comme au-dedans de son corps, de sa voix, celui qui laisse entrevoir la sauvagerie du monde – cette nuit sans fin qui se reprend toujours –, la brutalité des autres, leur xénophobie épidermique, leurs petitesses et leurs lâchetés. Ainsi, lorsqu’il avoue les agressions répétées dont Myriam a été la victime – du grand-père de la maison, puis d’un soldat –, son désarroi et leurs terreurs d’enfants, la communauté se retourne contre lui et sa famille, les rejetant au bord de leur monde, les violentant, et accuse les immigrés italiens qui vivent dans des baraquements et travaillent à la construction du barrage… « Il n’y avait plus qu’une méchanceté invisible, immense, infinie d’être invisible », analyse-t-il avec justesse. Le roman se fait, par une construction duelle d’une grande efficacité et d’une évidence troublante, le récit de l’éden brisé, des illusions perdues, de la violence mise à nu. Roman de la fin de l’enfance, de la découverte d’un monde trouble, mais surtout d’un retour à la primordialité d’une mémoire, faisant s’articuler l’intime avec la masse, disant quelque chose de la violence inouïe qui habite les hommes.

Haas redit, obstinément, avec énergie – par le biais d’une langue de la reprise, d’un souffle qui s’amplifie et se rompt, par un flux enivrant rythmé par d’éblouissantes syncopes –, ce qui l’occupe toujours, cette manière de pitié, de charité qui fait qu’il faut trouver des mots, des symboles, pour accueillir et croire encore, un peu, coûte que coûte, à la fraternité, celle qui éclaire l’obscurité de la vie et des mauvais songes, illuminant, même pour un instant, la longue nuit de la forêt où se débat l’innocence (3). Il répète, avec peut-être plus de force ici, grâce à une construction plus apurée, faisant fi d’une sophistication qui pouvait parfois dérouter, la joie qu’il y a à être bon, « cette conscience profonde et religieuse de la fraternité de tous les êtres » comme l’écrivait Tolstoï (4). Il veut croire que la bonté n’est pas vaine, que nous pouvons demeurer enfants en nous-mêmes, regagner par moment l’innocence terrible des commencements naturels, et avec ce garçonnet proférer la grandeur terrible de la fraternité : « je me disais : notre sœur la nuit, et je me sentais fraternel, moi qui n’étais rien, follement fraternel de je ne sais quoi, de je ne sais qui, seul sur notre Terre où ne coulent ni le lait ni le miel, où il me semble parfois entendre dans ma rêverie des rires et des hurlements de fous ».

1. Dans la gueule de la baleine guerre et J’ai avancé comme la nuit vient. Cf. QL n° 958 et n° 1 025.
2. Cette coutume méconnue, manière d’enchère inversée, constitue un substrat culturel important du roman. Nous ne nous y attardons pas ici.
3. Nous signalons ici la proximité qui nous frappe entre ce livre et ceux de Bernanos (en particulier Un crime et Nouvelle histoire de Mouchette), dans la manière dont la religiosité le rythme comme dans ses thèmes structurants.
4. In Les Chemins de la misère, L’Herne, 2012, p. 17.

Hugo Pradelle

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