A lire aussi

Faune et flore de Los Angeles

Article publié dans le n°1044 (01 sept. 2011) de Quinzaines

Peut-on abattre un léopard sauvage avec un Tokarev 7.62 ? Si la réponse est négative, on peut s’interroger sur le sort du narrateur. Son récit s’arrêtera là, dans ce Haut-Badakhchan région montagneuse à l’est du Tadjikistan. Shotemur se sera chargé de clore ainsi la mission qu’il lui avait confiée. Il reste cependant à lire Le Ravissement de Britney Spears, roman de Jean Rolin.
Jean Rolin
Le ravissement de Britney Spears
(P.O.L.)
Peut-on abattre un léopard sauvage avec un Tokarev 7.62 ? Si la réponse est négative, on peut s’interroger sur le sort du narrateur. Son récit s’arrêtera là, dans ce Haut-Badakhchan région montagneuse à l’est du Tadjikistan. Shotemur se sera chargé de clore ainsi la mission qu’il lui avait confiée. Il reste cependant à lire Le Ravissement de Britney Spears, roman de Jean Rolin.

Shotemur est un agent tadjik de l’ex-KGB, qui vit à Murghab. Il est celui qui a recruté le narrateur, et son confident. La mission consiste à prévenir une tentative d’assassinat ou d’enlèvement fomentée par des militants islamistes sur Britney Spears, chanteuse et star « people » plutôt bouillonnante. Pour ce faire, le narrateur se rend à Los Angeles et il essaie de traquer la vedette. Mais il a une difficulté : il ne sait pas conduire, elle ne se déplace qu’en 4x4 et Los Angeles est l’une des villes du monde dans laquelle les piétons et autres marcheurs ou promeneurs sont les plus mal lotis. Et puis les paparazzis ne manquent pas pour traquer la vedette, ni les sites internet pour rendre compte de ses moindres faits et gestes. Bref, cette mission commencée un 1er avril tourne à la mauvaise blague et l’on sait assez tôt qu’elle a échoué ; le narrateur est rentré à Murghab où il rend compte des opérations. La chasse au léopard des neiges risque de tourner court.

On l’aura perçu à la simple lecture du titre, Jean Rolin s’amuse. Et nous avec. Son narrateur est aussi malhabile que ces faux époux Turenge auxquels il fait allusion à un moment, et qui avaient voulu couler le Rainbow Warrior. Il l’est même plus : son allure chétive le rend peu crédible. Sa difficulté à se mouvoir autrement qu’en bus, car ou métro l’empêche de protéger Britney Spears de ses supposés prédateurs. Comme tous les narrateurs – espions que l’on rencontre dans les romans de Rolin, celui-ci est voué à l’échec, et telle est sans doute sa gloire.

Le ravissement évoqué en couverture, lié tout à coup à celui d’une femme capricieuse renvoie le lecteur à un autre ravissement plus littéraire puisqu’il avait fasciné, entre autres, Jacques Lacan. L’allusion n’est, ceci dit, jamais loin puisque la mort d’un personnage est annoncée dans le roman sous le code : « Albertine disparue ! ». Et quand le narrateur connaît un moment de solitude, sa compagne étant partie, il se rappelle une phrase de Lowry dans Au-dessous du volcan. Mais les références de ce type ne font pas l’essentiel de ce faux roman policier, vrai roman de Jean Rolin. On y retrouve en effet ce qui fait la matière de tous ses textes, l’usage d’une langue précise, ironique et raffinée, langue classique que l’on parlait au siècle des Lumières, souvent mâtinée de quelques termes plus contemporains. Le sens du détail incongru fait le charme de cette écriture désinvolte : il est ainsi question d’un ouvrage dépassé de Marx, Critique du programme de Gotha, retrouvé dans la poche d’un mort, ou de la découverte de Britney Spears sur un écran de MTV, à Ramallah, pendant la guerre d’Irak. On retrouve aussi ce qui fait la trame de cette œuvre : le goût du paysage contemporain, dans toute sa réalité, et à travers ses marges ou les signes qui le rendent intéressants, la présence des animaux comme symptômes d’un monde en transformation, la déambulation d’un narrateur, ici bien distinct de l’auteur (on le souhaite !) à travers les lieux, parmi les êtres. 

Commençons par les personnages, justement. Bien sûr Britney Spears. À priori, rien ne nous donne envie d’en savoir beaucoup sur cette star un peu moins fabriquée que sa consœur Lady Gaga, sa rivale. Britney Spears est la parfaite incarnation d’un modèle américain : naissance dans un bourg du sud des États-Unis, des parents incapables de la tenir, une vie agitée, des enfants qu’elle ne sait pas comment élever, des compagnons qui sont aussi ses agents ou maquereaux. De quoi gérer une fortune liée à quelques succès musicaux, avec vidéo clip jouant sur la transgression. Enfin de grosses difficultés à supporter cette existence hors normes au quotidien quand on est une Américaine plus que moyenne. Ce n’est pas tout de gagner de l’argent, il faut savoir le dépenser. Dans l’univers de la chanteuse, de ses semblables comme Lindsay Lohan ou Katie Perry et des « bad boys » parasites qui vivent autour d’elles, ce n’est pas simple. Les journées sont consacrées au shopping. Le narrateur relate ses traques en compagnie de paparazzis travaillant pour un certain FUCK (il s’agit d’un acronyme commençant par François Ursule…), devant les boutiques de marque, les restaurants ou bar pour people, comme The abbey ou Moonshadows. Quand il n’est pas sur les lieux, il se rend sur les sites internet dont l’activité aussi vaine qu’essentielle consiste à donner des nouvelles de ces stars provisoires aux femmes qui adorent le « drama ».

Le narrateur évoque dès son arrivée une ville qui semble plus attachée à ses chiens qu’à ses humains. Le L.A. Times relate ainsi l’histoire d’un pompier noir « assassin de chiots », et l’avenue qui mène de l’aéroport au cœur de la ville est remplie de boutiques cynophiles, de cabinets de vétérinaires et autres lieux dévolus à la race canine. On est loin des chiens errants évoqués dans Un chien mort après lui, l’enquête menée par Rolin dans son précédent livre. Mais en même temps, on y revient dès que le narrateur parle de la ville. Il faudrait lire le roman en affichant ou dépliant une carte de Los Angeles et de ses environs (1). Les noms de quartier, de rue, les coins les plus sordides ou inquiétants sont répertoriés et décrits par un narrateur qui se fait à l’occasion géographe ou urbaniste. Les « zones », on le sait depuis toujours, passionnent Rolin. Le plus bel échangeur de Los Angeles entrelace les « tentacules » de ses routes « au-dessus des confins de quatre quartiers diversement pourris ». L’allusion à Mike Davis, sociologue spécialiste de la cité des anges, montre bien ce qui intéresse Rolin au-delà de sa trame romanesque : montrer une ville en mutation, voire, parfois, en train de s’écrouler. Il faut en effet lire ses belles et longues descriptions du port ou de quartiers en marge pour saisir ce que sont les États-Unis aujourd’hui. C’était déjà le cas pour Baltimore dans Un chien mort après lui. Peu d’endroits sont plus dangereux que ces périphéries-là et on se demande ce qui les différencie aujourd’hui de certaines villes en guerre, comme Bagdad ou Mogadiscio. L’Amérique que l’on découvre dans Le Ravissement de Britney Spears n’a plus grand-chose à voir avec le rêve hollywoodien, pourtant banlieue de Los Angeles. Les noms de lieu, Mecca, Chavez ou Bombay beach renvoient à d’autres continents. L’espagnol des Mexicains ou Cubains remplace souvent l’anglais. Les êtres que le narrateur rencontre ont tous des trajectoires surprenantes et les contrastes ou mélanges sont souvent détonants : quoi de commun entre Lindsay Lohan, chef de la police très décrié, mais enterré par tous les siens en grande pompe, et Bob Avakian, leader du Parti communiste révolutionnaire des États-Unis ? Peu de choses si ce n’est qu’ils auraient pu se rencontrer et se côtoyer dans l’un de ces bars où « tant de gens différents […] communi[e]nt dans un tel climat d’innocence ». 

Cette métamorphose d’un pays – continent va de pair avec le caractère éphémère des trajectoires humaines. Britney Spears est désormais une « has been » dont les frasques n’intéressent plus grand monde. Elle a grossi, puis maigri, s’est rasé le crâne, a suivi quelques cures de désintoxication, rompu avec des amants brutaux pour être effacée de la toile au profit de ces mannequins court vêtus, ces « Tenley » qui oublient des photos dans la chambre du narrateur, comme on laisse une carte de visite pour proposer des services. Les paparazzis les mitraillent avant que la rumeur ne se développe et qu’à leur tour, elles ne disparaissent, comme ces oiseaux que décrit le narrateur. Étaient-ils trop fragiles ? Ont-ils eu affaire aux prédateurs ? 

De retour au Tadjikistan, l’agent qui a échoué n’est pas si dépaysé que cela. Certes, les habitants du cru préfèrent chasser le mouflon que la star, et on habite des yourtes plutôt que les hôtels ou villas de Beverly Hills. Mais tout change. Un Mullo Abdullo, gros trafiquant de substances prohibées en provenance de l’Afghanistan voisin, a des goûts de luxe. Et comme l’écrit le narrateur, « privilégiés et caïds […] paradent au volant de gros 4x4 aux vitres fumées : les mêmes qu’à Hollywood, tant l’ostentation de la richesse, quelle que soit l’origine de celle-ci, ne dispose que d’un répertoire limité ». La mondialisation continue. ❘

Signalons la parution aux éditions Points de Traverses, déambulation dans une France peu fréquentée, en des lieux atypiques.

  1. Le numéro du Monde 2 du 9 juillet 2011 contient un reportage de Jean Rolin avec l’indispensable carte de ses trajets dans Los Angeles.
Norbert Czarny