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Fidélité à l’ennui

L’ennui serait-il un mode de perception atténué du présent ou la certitude accentuée que quelque chose échappé ancre le texte à peine ? Deux poètes actuels en font le principe actif de leur œuvre : Armand Dupuy et Antoine Emaz.
Armand Dupuy
Présent faible (Faï Fioc)
Antoine Emaz
Limite (Tarabuste)
L’ennui serait-il un mode de perception atténué du présent ou la certitude accentuée que quelque chose échappé ancre le texte à peine ? Deux poètes actuels en font le principe actif de leur œuvre : Armand Dupuy et Antoine Emaz.

Après le passé simple et le passé composé, nous découvrons avec Armand Dupuy un autre temps de conjugaison, le « présent faible », faible comme ce « e », improprement nommé « e muet », qui peut se prononcer ou pas selon sa position dans la phrase ou selon le locuteur. Présent qui se vit ou ne se vit pas ? 

L’acceptation de l’ennui, en fuyant tout divertissement, permet d’exercer sa lucidité et d’affronter la pensée de la finitude en donnant une vraie durée à l’instant présent, avant qu’il glisse dans le passé. 

L’amenuisement, l’indifférencié, sapent le présent de certitude. Le pronom indéfini « on » se replie dans un temps immobile. La dénomination elle-même, prudente (« il va d’un pas faible vers ce qu’on appelle maison »), est coupée par des tirets, modalisateurs d’une écriture de l’attente vaine : 

« on attend seul assis face à ce qui n’est plus
la langue mine et mime cette main se ferme dans
les yeux juste assez fort pour chasser les couleurs
d’une salle de classe » 

Propositions déliées, perles d’un ennui accepté comme donnée vivante à peine. Le poème ressasse, comme la vie sociale : 

« alors il faut s’en tenir aux objets s’y cramponner
plus qu’à la tête qui sombre et répète à qui veut
radote le train glisse passe » 

Parmi les objets auxquels se cramponner, des bribes de phrases, citations d’écrivains ou de proches, signalées par des italiques. Ces citations du passé sont maintenant présentes, aussi vivantes que les phrases saisies au vol. Le refus de Bartleby (« I would prefer not to »), un fragment de Marx dénonçant le travail dans l’économie capitaliste : « Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. » Comment pourrions-nous vivre vraiment notre présent ? 

Stagnation, « tout ça qui ne mène nulle part ». L’écriture se devrait d’absorber puis de révéler lumière et couleurs « comme font capucines pourpiers courges /planches et le reste ». L’abondance des négations signe la défaite. Comme équivalents à des modulations infimes, des mots proches s’alignent : « s’enfoncer », « froncer », quelque chose est « radoté », redites sonores légèrement modifiées, « paroles doublures » d’une langue à laquelle on voudrait se fier. 

« ce présent faible fébrile
me lâche et me tient : je suis intact et broyé
l’écartèlement d’un nœud dans sa chute » 

Le gris du jour est traversé par la mort de l’ami peintre Georges Badin, dont les couleurs vivantes illuminent les murs de la maison. 

L’ennui qui étire le « présent faible », entre passé et futur infinis, a permis de construire le poème avec précision : quatorze fragments de soixante-douze vers d’une quinzaine de syllabes, et un quinzième de soixante-treize. Le texte, bien que non ponctué, est écrit de telle façon que la lecture n’en est pas entravée. C’est un flux qui s’interrompt toutes les trois pages pour une page blanche, un grand silence avant le retour du flux. Des cellules de mots sont reprises : « le présent tient si faiblement lâche si faiblement » / « tout ça si faiblement me tient me lâche me serre et me dilate ». L’interruption finale, qui n’est pas fermeture, intervient avant que l’ennui n’ait gagné le lecteur. 

Dans son petit poème en prose « Le mauvais vitrier », Baudelaire nous raconte comment vient le poème au poète : « C'est une espèce d'énergie qui jaillit de l'ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste si inopinément sont, en général, comme je l'ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres. » Les poèmes y sont présentés sous forme d’incendies, d’explosions ou de bris de toutes les glaces du pauvre vitrier. Ce que reproche son narrateur au vitrier, les lecteurs ne le reprochent-ils pas à certains poètes d’aujourd’hui : « – Comment ? vous n'avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n'avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » 

Antoine Emaz n’use certes pas de verres de couleurs. Son nouveau recueil, Limite, débute par une suite de six petits poèmes en prose qui évoquent le ressassement des vagues sur la plage. Texte liminaire édifiant, la page blanche ouvre l’écriture comme l’ennui. Le vide, l’attente : le nécessaire pour écrire, le viatique réduit qui s’amenuise, l’ennui propulsé au rang de principe d’écriture – racheté donc ? Pas de sens, au bout ? Qu’importe. Écrire se loge là dans l’ornière du vide et l’occupe, à peine, rejoignant le présent faible d’un instant étiré. Dans un paradoxe atténué mais réel, le poème résiste. 

« etc. stèles bornes balises restes d‘une vie plus ou moins vide selon les jours parfois seulement d’attente mais toujours l’air et les mots donc de l’encre et du blanc même s’il n’y a pas de sens au bout dans les yeux continue ce mouvement de vague qui porte jusqu’en bord de plage une écume presque mousse de paroles qui se perd doucement en bruissant sur le sable ou début d’une nouvelle page et ainsi de suite dans la houle aussi variable que monotone du temps qui use en passant délave creuse érode effrite ces blocs de langue ou roches noires de textes qui demeurent un peu comme stèles bornes balises etc. » 

Vagues de mots, musicales et régulières. Bout de page, bout de plage, le texte divague. À l’initiale des poèmes, les mots (« stèles », « bornes »…) sont réactivés ; désossés d’abord par le même ressac, ils reprennent vie (si peu, quand même), échouent sur la page, le poète travaille, renoue des syntagmes et fait glisser les sons en surface pour remodeler une trace. Une musique à faible résonance avoue l’impuissance, mais elle existe. 

Les poèmes qui suivent, formés de vers courts et souvent peu nombreux, se détachent sur l’espace blanc de la page : à l’œuvre la fatigue, l’effondrement, le « boulot » qui use, tout ce qu’il faut faire « bon gré mal gré » : « on fait le travail / dans un au jour le jour / transparent lourd ». La vitre du poète est aussi transparente que possible. L’attention se porte sur le rayon de soleil qui touche l’évier en inox, sur le présent intense de la machine à laver. 

« vague murmure
bruit d’eau
doucement lessive 

une vie
si on veut
rincée 

et la tête tente
de s’essorer » 

Dans ces moments d’ennui, de vide et de disponibilité, « la poésie peut passer ». Le vent, les vagues, la lessive, « c’est du vivant ». 

« toujours les mots
contre le mur
comme une échelle de lierre » 

Il ne s’agit donc pas de tromper l’ennui, bien au contraire. Les poèmes qui en naissent aident leurs lecteurs à affronter les limites et la peur, à tenir debout et à poursuivre.

Isabelle Lévesque