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Leonard Cohen to the end of love

Adieu à Leonard Cohen, poète de la nuit, auteur de chansons crépusculaires, portées par sa voix de grand passeur de mondes, trouées de partisans, de clochards anarchistes, de muses stellaires, de valses sombres où bouddhisme et judaïsme dansent sur le fil d’un noir Soulages du rock.  
Adieu à Leonard Cohen, poète de la nuit, auteur de chansons crépusculaires, portées par sa voix de grand passeur de mondes, trouées de partisans, de clochards anarchistes, de muses stellaires, de valses sombres où bouddhisme et judaïsme dansent sur le fil d’un noir Soulages du rock.  

Le dandy des terres du crépuscule nous laisse des recueils de poèmes (Comparons les mythologies, 1956, La Boîte d’épices de la terre, 1961, Des fleurs pour Hitler, 1964, Parasites du Paradis, 1966, L’Énergie des esclaves, 1972, Mort d’un séducteur, 1978, Le Livre de miséricorde, 1984, Le Livre du désir, 2006…), des romans (Jeux de dames, 1963, Les Perdants magnifiques, 1966), quatorze albums (dont Songs of Leonard Cohen, Songs from a Room, Songs of Love and Hate, I’m Your Man, The Future, Old Ideas, You Want It Darker…), une voix grave et ténébreuse, descendant dans les nuances du gris.  

Nourri de la Beat Generation, de Lorca, Yeats, Blake, Whitman, Irving Layton, de la Torah, du Zohar, du Talmud, des Écritures, des textes bouddhistes, ce poète canadien venu à la chanson folk-rock traduit dans des textes-prières sa quête sans fin de prince épris de femmes et de mysticismes. L’élégance et la sobriété de l’écriture et des mélodies gravitent autour de l’ineffable. Celui qui écrivit, chanta les femmes, le mal de vivre, le spleen, la recherche de l’Infini, le sacré, le sordide, s’est aventuré aux confins du silence, ciselant une liturgie écrite et orale où le verbe s’avance à tâtons vers l’inconnu. Sa voix anthracite pulse des poèmes rythmés par la respiration de l’Arbre de la Vie. Aux dix branches des sefirot, Leonard Cohen (« cohen » signifie « prêtre » en hébreu) a accroché des psaumes, des vers tendus vers l’intime, l’introspection, la crise spirituelle mais aussi ouverts sur les soubresauts du monde et de l’Histoire (la chanson sombre et prophétique The Future qui rythmera Tueurs nés d’Oliver Stone). Il a souvent évoqué les états de réception au cours desquels il se laisse traverser par des voix, des flux, loin de toute création vue comme maîtrise. Porte-parole de forces invisibles, il ôte souvent dans ses textes la voyelle qui troue « Dieu », écrivant « G-d » (« di-u »), comme pour ne pas phraser le nom imprononçable, afin de laisser Dieu à son indicibilité sacrée. La quête d’une transcendance, le soin pris à ne pas vocaliser le Nom de tous les Noms, ne font qu’un avec sa soif de corps féminins, l’immanence des blessures de l’existence. 

L’ange de la mélancolie, le « spécialiste de l’ennui Et autres sujets puérils », « l’épicier du désespoir » comme il l’écrit, le guetteur du royaume spirituel, le voyageur de l’« Autre Rive », de l’« Autre Côté » délivra des livres, des albums qui tiennent lieu de prières, de combats, de coups de soleil noir. L’alliance entre la matière et le Verbe passe par la femme : « Je veux toutes les femmes Que tu as créées à ton image […] Mon Rédempteur est une femme » (Le Livre du désir). Dans le vide des mots, dans l’éclipse qui élide le vocable « Di-u », l’espace vacant luit comme un Éden, un « verger du retour » (poème « Séparé »). 

Sa voix automnale d’outre-tombe, de basse-baryton sensuelle et d’une extraordinaire densité, que doublaient les voix féminines de ses choristes, aura fait de la chanson le lieu d’un cérémonial où il interrogeait l’errance, l’exil et l’exode. En des élégies, des chansons-tombeaux, hantées par la mort (Seems so Long, Nancy…), rongées par l’angoisse (Dress Rehearsal Rag, Avalanche…), au fil de mélopées ashkénazes, d’éclats de saxophone, des langueurs du violon, du piano, des spectres du blues, du jazz, de la soul, de la musique gitane, du flamenco, il aura mis en parole et en musique son siècle, les violences, l’Holocauste, les victimes et les bourreaux, l’apocalypse. L’auteur de mélodies épurées jusqu’à la grâce, le crooner, le compositeur de  Suzanne, Hallelujah, Story of Isaac, So long, Marianne, Waiting for the Miracle, Everybody Knows…, le petit-fils de rabbin qui se retira du monde et devint moine bouddhiste durant cinq ans, le séducteur pris « dans les guenilles érotiques de la religion » (poème « Malséant ») et dans les guenilles religieuses de l’érotisme publia deux romans partiellement autobiographiques,  ouverts à tous les vents du poétique, de l’incantatoire, des stances, gorgés d’hallucinations sur Dieu, les Juifs, l’amour, Jeux de dames (The Favourite Game) et Les Perdants magnifiques. Roman expérimental d’avant-garde dans l’orbe de Ginsberg, Kerouac, Les Perdants magnifiques libère un chant érotico-pornographico-mystique porté par une veine ésotérique déjantée et d’explosives inventions stylistiques. À l’instar de Dieu qui, dans la kabbale d’Isaac Louria, se retire en lui-même lors du Tsimtsoum afin d’expulser ce qu’il crée, les mots de Cohen se contractent pour laisser place au souffle : « There is a crack in everything That’s how the light gets in » (Anthem) (« Il y a une fêlure dans toute chose. C’est ainsi qu’entre la lumière »), deux vers si proches de la tirade de Michel Audiard « Heureux les fêlés, car ils laisseront passer la lumière. » 

L’autodérision et l’humour vertèbrent un univers dont on n’a souvent retenu que le lugubre, le sombre pessimisme alors que pessimisme ontologique et optimisme métaphysique, révolte politique, marchent main dans la main. Ce Don Juan mystique, amoureux de l’île grecque d’Hydra, laquelle, cet été, perdit sa muse, Marianne Ihlen, qui, comme Bowie avec Blackstar, nous offrit un bouleversant album-testament, son requiem, You Want It Darker, a emprunté le chemin d’un dépouillement progressif qui porta sa voix, les arrangements musicaux, ses mots-murmures à la lisière du silence. Affin à « Jikan », son nom de moine bouddhiste (« le silencieux »), il a taillé des ballades portées par sa voix sépulcrale, par des chœurs féminins, des poèmes-kaddish, des pépites irriguées par le spleen et le désir, qui, n’ayant jamais été de ce monde, vibrent des pulsations de ce qu’il nomme l’Autre Rive. Au nombre des pépites, The Partisan, The Future, Dance Me To the End of Love et sa touche klezmer, Take this Waltz, Bird on a Wire, Seems So Long Ago, Nancy, Famous Blue Raincoat, You Want It Darker... Autant de chansons d’adieu qu’il a tressées durant des décennies comme pour apprivoiser le dernier instant où, chapeau bas, il nous tire sa révérence. « Hineni, hineni I’m ready my Lord » (You Want It Darker).

  

Livres de Leonard Cohen en français  

The Favourite Game, trad. Michel Doury, éd. Christian Bourgois, 1971 ; 10/18, 2002.
Jeux de dames ; Les Perdants magnifiques, trad. Michel Doury, éd. Christian Bourgois, 1972 puis UGE, 10/18.
Poèmes et chansons, trad. Anne Rives, Allan Kosko, Jacques Vassal, Jean Dominique Brierre, 10/18, 1972.
L'Énergie des esclaves, trad. Dashiell Hadeyat, 10/18, 1974.
Mort d'un séducteur, trad. Serge Grünberg, éd. Christian Bourgois, 1980.
Le Livre de miséricorde, trad. Jacques Vassal, éd. Michel Lafon Carrère, 1985.
Musique d'ailleurs, trad. Jean Guiloineau, Christian Bourgois, 1994.
Étrange musique étrangère, trad. Michel Garneau, éd. de l’Hexagone, 2000.
Livre du constant désir, 2006, trad. Michel Garneau, éd. de l’Hexagone, 2007.
Le Livre du désir, trad. Jean-Dominique Brierre et Jacques Vassal, éd. par Jean-Paul Liégeois, Le Cherche Midi, 2008 et Points.
Sur Leonard Cohen : Leonard Cohen par lui-même de Jean-Dominique Brierre et Jacques Vassal, Le Cherche Midi, 2014.  

[ Extraits ] 

« Mais je vous en prie faites vite
car tous ces morceaux de moi-même
qui se sont rassemblés le temps de cet appel
sont de nouveau dispersés
et éparpillés de l’Autre Côté
là où les anges se tiennent tête en bas »

Leonard Cohen, Le Livre du désir, p. 163. 

« Give me crack and anal sex
Take the only tree that's left
and stuff it up the hole
in your culture
Give me back the Berlin wall
give me Stalin and St Paul
I've seen the future, brother :
it is murder »

Leonard Cohen, The Future.

(« Donnez-moi du crack et du sexe anal
Prenez le seul arbre qui reste
Et enfoncez-le dans le trou
De votre culture
Rendez-moi le mur de Berlin
Rendez-moi Staline et saint Paul
J'ai vu l'avenir, frère :
Il n’est que meurtre ».)

Véronique Bergen

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