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Hésiode est-il encore lisible ?

Article publié dans le n°1123 (01 mars 2015) de Quinzaines

Un auteur mythique de la plus haute antiquité grecque, écrivant au VIIIe ou au VIIe siècle avant le Christ, un peu postérieur (ou antérieur) à Homère, et bénéficiant d’une édition et d’une traduction nouvelles, c’est un événement, même si un regain d’intérêt pour la littérature classique s’est manifesté chez nous depuis une vingtaine d’années.
Hésiode
Théogonie : un chant du cosmos
Un auteur mythique de la plus haute antiquité grecque, écrivant au VIIIe ou au VIIe siècle avant le Christ, un peu postérieur (ou antérieur) à Homère, et bénéficiant d’une édition et d’une traduction nouvelles, c’est un événement, même si un regain d’intérêt pour la littérature classique s’est manifesté chez nous depuis une vingtaine d’années.

En effet, entre la fameuse édition publiée par Paul Mazon en 1928 sous l’égide de l’Association Guillaume Budé aux Belles Lettres et fidèlement reproduite jusqu’en 1964 au moins (c’est la date de mon exemplaire) et celle d’Annie Bonnafé aux éditions Rivages en 1993, il s’était écoulé soixante-cinq ans, mais l’édition de Philippe Bonnet au Livre de poche est de 1999, celle de Jean-Louis Backès en « Folio » de 2001.

Précisons d’emblée que la tendance érudite actuelle professe un respect absolu de la tradition manuscrite et a plus ou moins abandonné la notion d’interpolation, qui permettait même à Paul Mazon, censeur modéré par rapport à certains de ses prédécesseurs, de placer entre crochets d’importants passages de textes anciens – de celui-ci notamment – en les considérant comme apocryphes. En vertu de ce respect, la présente éditrice incorpore à ses savants commentaires de longs développements, sur la structure et la géographie des Enfers, sur le dernier combat que Zeus dut mener contre le monstrueux Typhée (ou Typhon), sur la notion de chaos à laquelle elle fait un sort, tous passages qui sont considérés par Mazon comme « manifestement » interpolés, c’est-à-dire dus à un ou plusieurs continuateurs de moindre talent que l’auteur.

Or, cette politique éditoriale conservatrice ne manque pas de poser problème. Relisant l’introduction de Mazon, on y reconnaît des arguments très solides en faveur de la prudence, fondés sur la notion de cohérence structurelle du texte mais aussi et surtout sur des études de style, et ces arguments à vrai dire emportent la conviction. Lorsque, par exemple, dans le récit central par le poète de la Titanomachie – ou lutte au terme de laquelle les Immortels, souverains du ciel, triomphèrent de leurs adversaires les Titans –, l’action s’interrompt gauchement, au vers 686, pour faire place à une resucée faiblarde de la même péripétie, s’étalant sur vingt-sept vers ; lorsque, un peu plus loin, dans la fin très malmenée de l’épopée, la saga titanesque fait place de façon soudaine à d’interminables excursus, le premier en six volets, sur le « Tartare brumeux » et ses funestes habitants (quatre-vingt-trois vers), aussitôt suivi par l’ultime digression sur Typhée (soixante et un vers), on a un peu de mal à croire que seule l’inexpérience d’un jeune poète, dont la Théogonie est (sans doute) la première œuvre, suffise à expliquer disparités de l’intrigue et abrupts changements de ton.

Pourtant, le commentaire s’appuie parfois très largement sur ces passages controversés, en particulier dans le glossaire qui occupe toute la seconde moitié du volume et obéit d’ailleurs à une logique textuelle louable, attentive aux rapports et aux jeux des mots entre eux – l’édition bilingue permet de les repérer précisément –, logique aventureuse certes (car sait-on vraiment comment le vocabulaire hellénique était prononcé au VIIIe siècle avant notre ère ?), mais stimulante en diable et laissant en bouche un goût de nouveauté agréablement astringent.

« Un chant du cosmos » placé par un jeune écrivain sur les pentes de l’Hélicon, dans le berceau béotien de sa famille revenue de l’Asie Mineure lointaine, et qui célèbre la gloire des Muses, donc de la poésie, donc du poète lui-même qui se peint, dès le prologue, en favori de ces déesses filles du grand Zeus, tout en proposant une généalogie qui se veut exhaustive du Panthéon grec, une sorte de Bible, ou d’aide-mémoire, ou de nomenclature de la race des Immortels issue d’une génération spontanée à partir de la Terre et du Ciel, sans Fiat lux, sans créateur ! La thèse est séduisante et rend bien compte du charme particulier du poème.

Il y a en effet quelque chose de juvénile, une allégresse palpable dans ces mille vingt-deux vers (interpolations éventuelles comprises), un parfum d’enfance de la planète et d’enfance de l’art, que Mazon évoquait à merveille. Mais l’éditrice actuelle pense ressusciter cette fougue d’écriture en traduisant les hexamètres dactyliques de l’original avec un parti pris d’ampleur verbale plus emphatique qu’empathique, et c’est là que le bât blesse. Car ce parti pris pourra fatiguer certains lecteurs déjà éprouvés par l’accumulation des catalogues successifs de noms propres (l’ardeur génésique de ces dieux est effrayante !).

Ainsi : vaut-il mieux dire avec discrétion, comme Mazon : « Alcmène enfin devenait mère du robuste Héraclès, unie d’amour à Zeus, assembleur de nuées » ; ou bien, en style « noble » : « Puis Alcmène enfantait la force d’Héraclès, s’étant unie dans la tendresse à Zeus, l’assembleur de nuées » (vers 943-44) ?

Et le docte Mazon n’a-t-il pas raison, aux vers 5 à 8 du prologue, de choisir une traduction fluide des ébats gracieux des Muses : « Souvent aussi, après avoir lavé leur tendre corps à l’eau du Permesse ou de l’Hippocrène ou de l’Olmée divin, elles ont, au sommet de l’Hélicon, formé des chœurs, beaux et charmants, où ont voltigé leurs pas » ?

Voici la même scène dans sa version Walkyries : « Et, s’étant baigné le tendre corps dans le Permesse ou dans la source du Cheval ou dans l’Olmée divin, elles ont formé des chœurs de danse au plus haut de l’Hélicon, de beaux chœurs qui inspirent le désir, et elles se sont démenées avec les pieds ».

La seconde version est censée être plus proche de la langue hésiodique, et surtout plus musicale, que la première. On peut juger moins lourde la première, ne trouvez-vous pas ?

Maurice Mourier

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