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Huysmans en « Pléiade »

Article publié dans le n°1223 (01 févr. 2020) de Quinzaines

Huysmans vient d’entrer dans la prestigieuse collection de la Pléiade, avec un volume rassemblant tous ses textes narratifs, nouvelles et romans. Dirigée par André Guyaux et Pierre Jourde, cette édition constitue un ensemble inappréciable pour saisir l’esprit « fin de siècle » et le « décadentisme », tout en suivant l’évolution saisissante d’une oeuvre qui, de Marthe (1876) à En route (1895), conduit du réalisme des débuts à l’idéalisme catholique.
Joris-Karl Huysmans
Joris-Karl Huysmans
LE DRAGEOIR AUX ÉPICES suivi de CROQUIS PARISIENS (Gallimard (Poésie))
Huysmans vient d’entrer dans la prestigieuse collection de la Pléiade, avec un volume rassemblant tous ses textes narratifs, nouvelles et romans. Dirigée par André Guyaux et Pierre Jourde, cette édition constitue un ensemble inappréciable pour saisir l’esprit « fin de siècle » et le « décadentisme », tout en suivant l’évolution saisissante d’une oeuvre qui, de Marthe (1876) à En route (1895), conduit du réalisme des débuts à l’idéalisme catholique.

Avec son acuité coutumière, Paul Valéry notait que la « vie mentale » de Huysmans était « incessamment sollicitée et irritée par le détail infini des misères de l’existence ». C’est peut-être bien cette fixation proprement névrotique sur toutes les petites choses des vies ratées, qui frappe le lecteur contemporain. Les textes de Huysmans se prêtent certes à une analyse historique et sociologique, traduisant le moment décadentiste de la fin du siècle – et les éditeurs du volume y insistent à juste titre. Mais cela ne rend qu’imparfaitement compte de son écriture, curieux inventaire fasciné des manies et objets fétiches de ses personnages. Son style est en cela plus proche des frères Goncourt que de Flaubert, et très éloigné des grandes coulées romanesques de Zola. Il semble que l’écriture s’accroche en permanence à un réel objectif comme pour combler toujours, accumuler, et amasser, ce qui finalement s’y dérobera inéluctablement. En cela l’usage de la langue chez Huysmans reproduit la courbe des expériences toujours déçues de ses héros. « Trop tard… plus de virilité, le mariage est impossible. Décidément, j’ai raté ma vie » se dit Folantin, le double de Huysmans dans A vau l’eau. Or ce désabusement se lisait déjà à la première page du roman ; Folantin, ayant demandé au restaurant du roquefort, se vit apporter « une sorte de dentelle blanche marbrée d’indigo, évidemment découpée dans un pain de savon de Marseille ».

En route, le dernier récit, que les éditeurs présentent comme « le livre de la conversion et une sorte d’autobiographie spirituelle », n’échappe pas à cette prolifération réaliste du détail : sous le regard de Durtal voici la « chapelle, froide et obscure, (qui) rutilait, incendiée par les taillis de cierges et l’odeur des encens non altéré, comme celui des autres églises, par des benjoins et des gommes ».C’est l’équivalent inversé du premier texte narratif de l’écrivain, Les Sœurs Vatard ; dans l’atelier des brocheuses où la paie vient d’être distribuée, reste « une insupportable odeur de houille et de gaz, de sueur de femmes dont les dessous sont sales, une senteur forte de chèvres qui auraient gigoté au soleil, (qui) se mêlaient aux émanations putrides de la charcuterie et du vin, à l’âcre pissat du chat, à la puanteur rude des latrines, à la fadeur des papiers mouillés et des baquets de colle ».

L’un des tours de force d’A Rebours, le roman central de l’oeuvre d’Huysmans,est de transfigurer cette manie accumulative en trait de caractère et choix existentiel. Des Esseintes en effet, amasse, dans sa retraite de Fontenay-aux-Roses, tout ce qu’il peut juxtaposer en matière de parfums, d’auteurs selon son cœur, de peintres du rêve comme Gustave Moreau et Odilon Redon. La névrose du réel se porte alors avec la même attention fascinée vers l’artifice et la beauté rare, qu’il accumule : « l’hyacinthe de Compostelle, rouge acajou ; l’aigue-marine, vert glauque ; le rubis balais, rose vinaigre ; le rubis de Sudermanie, ardoise pâle », entassés dans le « désir de se soustraire à une haïssable époque d’indignes muflements ».

« Se soustraire » à un monde oppressant saturé de déceptions, tel est le mouvement qui traverse tous les récits de Huysmans. Les titres en sont révélateurs. Les prépositions qui les introduisent suggèrent une dérive irrépressible, un arrimage impossible : En ménage, A vau-l’eau, A rebours, En route… Ce mouvement de fuite se nourrit d’une hantise de la vie solitaire, à la fois subie et choisie orgueilleusement comme réponse à la déception. Il s’accompagne d’un dégoût pathologique pour l’existence quotidienne, d’un désir impossible de vie affective, d’un sentiment très « fin de siècle » du néant et de l’inutilité de toute chose. Rien n’en donne mieux idée que le très court et saisissant récit d’A vau l’eau, qui constitue certainement la meilleure introduction à l’oeuvre de Huysmans. « Cette vie est intolérable » se dit Folantin dès le début. Il contemple en effet « le vide de sa vie » : « il n’avait plus envie de rien ! L’argent était arrivé trop tard, alors qu’aucun plaisir ne le séduisait ». L’expérience de la gastronomie et le rapport aux femmes vont constituer la pierre de touche de cette névrose générale ; les viandes qu’il mange « étaient ratatinées comme des semelles de bottes et tous les plats dégage(aient) l’âcre goût des huiles à lampes » ; et la prostituée qu’il sollicite à la fin n’a que ces mots, qui renvoie le personnage à sa solitude pitoyable : « - Ne t’occupe pas de moi… dit-elle, ne t’occupe pas de moi…, fais ton affaire ». Derniers mots du récit : « seul, le pire arrive. »

Ce volume de la Pléiade, en réunissant l’ensemble de ses récits, permet de comprendre comment Huysmans a dépassé – ou évacué, peut-être illusoirement – ce constat accablant, en s’orientant vers le satanisme et la conversion religieuse. Déjà dans A Rebours les tableaux de Gustave Moreau brillent pour Des Esseintes d’un éclat toujours mystérieux qui suscite la fascination du spectateur ; ils portent en eux un appel à la spiritualité, qui résonne à la fin du livre, d’autant plus marquante que marquée et masquée par la dénégation : « Il s’apercevait enfin que les raisonnements du pessimisme étaient impuissants à le soulager, que l’impossible croyance en une vie future serait seule apaisante. » C’est cet « impossible » qui sera retourné dans l’oeuvre à venir, passant par l’exploration du rêve (dans En rade) puis du satanisme (dans Là-bas).

La réunion de tous ces textes permet aussi de répondre à la question qui s’impose au lecteur : comment faire oeuvre à partir d’une telle névrose ? S’ils offrent un témoignage éclairant sur un sentiment qui a caractérisé toute une époque, ils montrent aussi que le travail littéraire de Huysmans trouve paradoxalement à se nourrir d’un tel désastre. Avec un style qui vise toujours à la précision réaliste, et frôle bien des fois la préciosité par le goût du vocable rare, l’écriture de Huysmans s’accroche au réel avec une vigueur nourrie de détestation ou de dégoût, et une ironie sous-jacente qui le dispute souvent à l’accablement. L’irritation et l’écoeurement fondent chez Huysmans une sorte de poétique paradoxale, où la rage condensée en mots tient lieu de beauté sublime.

C’est dans A Rebours que s’opère le plus visiblement cette alchimie, où la haine du réel est convertie en accumulation vénéneuse de tous les artifices : « il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert confortable, à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin de l’incessant déluge de la sottise humaine. » Dans cette retraite Des Esseintes pourra « jouir de chimériques délices semblables, en tous points, aux vraies ». Le monde auquel il aspire n’est donc autre que le renversement de celui qu’il subit douloureusement : « La tenture héraldique du ciel se retourna, devint une véritable hermine, blanche, mouchetée de noir, à son tour, par les points de nuit dispersés dans les flocons. » Ce mécanisme d’inversion et de transvasement se retrouve constamment : « Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses. » Et Des Esseintes peut dès lors se livrer à l’enchantement énumératif de ce monde recomposé : « Les uns sur les autres, des flacons et des pots s’entassaient. Ici, une boîte en porcelaine, de la famille verte (…) ; là, des laques, incrustés de burgau, (…) ; près de pots pleins de pâtes d’aveline, de serkis du harem (…) : des pinces, des ciseaux, des strigiles (…) ». Ainsi se construit une poétique de l’artifice et de la rareté dans l’accumulation névrotique d’un monde inversé.

Notons qu’en parallèle à la sortie de ce volume Huysmans, Gallimard publie Le Drageoir aux épices, suivi de Croquis parisiens, recueil de poèmes en prose consacrés à des scènes de rues, de music-hall ou de brasseries, dans la tradition du Spleen de Paris de Baudelaire, mais avec un style dru, vif et coloré. Le névrosisme fin de siècle y est beaucoup moins sensible que dans les récits. Dans la brièveté ramassée du poème en prose, la plume de Huysmans gagne une énergie par capillarité avec l’univers de la ville. Voici, dans leur opulence colorée, les danseuses des « Folies-Bergère en 1879 » : « elles marchent deux à deux, poudrées et fardées, l’œil noyé dans une estompe de bleu pâle, les lèvres cerclées d’un rouge fracassant, les seins projetés en avances sur des reins sanglés… » Quant au Drageoir aux épices, il présente de beaux hommages aux artistes et écrivains, tel François Villon dont Huysmans dresse finalement ce portrait : « poète grandiosement fangeux, ciseleur inimitable du vers, joaillier nonpareil de la ballade ! » Dans les deux recueils un même texte, repris, livre la clé de cet art d’enlumineur et d’esthète capable de faire saillir la beauté des réalités les plus triviales : « Ta robe, ô hareng, c’est la palette des soleils couchants, la patine du vieux cuivre, le ton d’or bruni des cuirs de Cordoue, les teintes de santal et de safran des feuillages d’automne ! »

Daniel Bergez

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