Livre du même auteur

Icare au piano

Pour entrer dans le livre, une périphrase vacillante (« Celle de Ravel, celle qui / péniblement… »), le détour d’un musicien et de sa « Valse », et voici introduit le destin fulgurant du jeune et génial pianiste américain Christopher Falzone, mort par défenestration en 2014.
Jean-Louis Rambour
Tombeau de Christopher Falzone
Pour entrer dans le livre, une périphrase vacillante (« Celle de Ravel, celle qui / péniblement… »), le détour d’un musicien et de sa « Valse », et voici introduit le destin fulgurant du jeune et génial pianiste américain Christopher Falzone, mort par défenestration en 2014.

Quarante poèmes de dix-huit vers (dix-neuf pour le premier). Mais ce jardin à la française est plutôt un jardin ouvrier[1]. On connaît le goût de Jean-Louis Rambour pour les contraintes numériques : les vingt rectangles justifiés de La Vie crue[2], les trente poèmes du Seizième Arcane[3]

En rouge et noir, Renaud Allirand a peint des lignes fortes et interrompues, souvent éclatées, à l’image d’une personnalité qui se cherche, alors que la musique consacre sa singularité. Sur plusieurs des peintures, une silhouette, imparfaite, monstrueuse dans son étirement, et la reproduction de figures rectangulaires, touches d’une vie discordante.

Le destin de Christopher Falzone est exemplaire : « fou on l’a dit fou ». À de nombreuses reprises, l’antéposition qui permet la répétition sera révélatrice du désastre pour une famille, pour une société incapable d’accepter la marge ou impuissante face à ce qui déborde.

Pour se souvenir, la narration au présent passe d’un moment à l’autre de la vie du jeune pianiste, élève de Leon Fleisher et protégé de Martha Argerich « la rebelle, elle-même gibier / d’H.U.G. », sans souci de chronologie. Certains de ces moments ont été filmés. Le moment clé pour le récit, on le retrouve sur YouTube[4], où on le voit interpréter à l’hôpital une transcription personnelle de La Valse de Ravel, quelques mois avant son suicide.

Les adresses au lecteur et les interventions du narrateur permettront de saper peu à peu l’impression d’une restitution neutre des faits. Quelque chose heurte : entre ce génie précoce et l’apparition de ses symptômes, une distorsion nous est donnée à éprouver (l’air de rien). Des notes discordantes, celles que ne connut pas le génie dans sa musique, mais dont la vie a été porteuse, semblent des signes avant-coureurs de la fin : l’alerte, donnée tôt dans le récit, n’a pas empêché l’issue, elle l’a cousue de fils blancs. Dans cet HUG (Hôpital universitaire de Genève), où il mettra fin à ses jours, nous pénétrons plusieurs fois (analepse et prolepse se frôlent, se touchent, malmenant le temps qui se disperse pour nous conduire au point 0 du destin de Falzone) ; « [l]e 10 août 2014 », Falzone se met à jouer :

Quand commence la Valse, un homme obèse quitte
un divan puis la pièce, il ne doit pas aimer le piano
ou Ravel ou Christopher ou c’est l’heure.

Cette Valse, poème chorégraphique qui se voulait d’abord hommage à Johann Strauss, se transforma, conséquence de ce que Ravel vit de la Grande Guerre : de mouvements charmants et rêveurs, la musique devient sombre et s’achève dans un tourbillon frénétique et violent, avant de s’arrêter brutalement, évoquant la destruction d’un monde civilisé par lui-même.

À l’hôpital, Christopher Falzone jouait cette œuvre sur un piano droit. On voit son « sourire inquiétant » : 

[…] Si on m’avait montré
la photographie de ce sourire
j’aurais alerté les autorités de l’Unité Psychiatrique
tant on peut être sûr qu’il était l’effet
du Risperdal l’antipsychotique les comprimés
vert pâle qui civilisent le génie […]

Et le poète décrit ce sourire, entre métaphores et hallucinations :

un sourire mimosa, un sourire
de pivoine amère, pivoine, une tulipe noire
accompagnée de l’odeur des églises
aux parois humides de mort, ces bases de murs
lignées de moisissures vertes
sous lesquelles on croit toujours trouver
des corps et des rats, des largos tossant les nefs. 

Le narrateur rappelle que, le 18 octobre 2013, Christopher tente de se jeter du pont Benjamin-Franklin à Philadelphie. La tentative sera réitérée et le drame de nouveau évité le 11 février 2014. Et c’est le 22 octobre 2014 qu’il sautera du dixième étage de l’hôpital dans lequel ses parents l’ont fait interner.

Amaigri lors de la scène de La Valse à l’hôpital, il est applaudi et salue comme dans une salle de spectacle. En vérité, la vie semble l’avoir quitté avant son saut.

Certains des comprimés de son traitement sont bleus comme le ciel de Genève et contiennent notamment des atomes d’oxygène et d’azote : « en absorbant ce peu d’azote on croit presque / avaler du ciel, de l’espace, de la liberté, / on est Icare, on monte avec ses ailes de cire / […] le bleu très vite donne le vertige / et vite les lèvres peinent à dire l’avenir. » 

Aujourd’hui Falzone est en cendres, n’est plus, le verbe être
lui-même ne convient plus, ni lui, ni aucun mot,
le monde n’est plus, a-t-il seulement été ? 

Quelque temps avant sa mort (à l’âge de 86 ans), le poète Pierre Garnier disait, « en montrant son front d’un doigt », à Jean-Louis Rambour : « Ça s’est asséché là-haut[5]. » Ce n’était pas le cas pour le jeune pianiste.

Qui a tué Christopher Falzone ? Est-ce le « Démon du soi-même[6] »ou ses parents trop possessifs, qui l’avaient fait mettre sous tutelle et lui avaient fait retirer son passeport, en attendant son extradition ? Ou encore les effets secondaires de ses médicaments et le défaut de surveillance de l’hôpital genevois ?

Il est mort : 

comme on meurt de la privation de son passeport,
de ses prénom et nom, Christopher Falzone,
Christ offert, numéro de chambre, Liliya
Libellule, aide-moi, help me, help me.

La confusion, l’appel à l’aide, le bruit du corps qui tombe, et le silence.

Dans ce livre, on approche Christopher Falzone à petites touches. Entre le noir et blanc du clavier, le rouge se glisse. On ne garde que l’ombre des choses, jamais leur être simple, et le silence.

[1]Le Jardin ouvrier, revue picarde dirigée par Ivan Ch’Vavar, prônait ce genre de contraintes, avec ses vers justifiés ou arithmonymes, ainsi que la narration. Voir l’anthologie : Ivar Ch’Vavar & camarades, Le Jardin ouvrier (1995-2003), Flammarion, 2008.
[2]. Jean-Louis Rambour, La Vie crue, préface d’Ivar Ch’Vavar, Corps puce, 2011.
[3]. Jean-Louis Rambour,Le Seizième Arcane, préface de Pierre Garnier, Corps puce, 2008. La seizième lame du tarot est la Maison-Dieu : une tour couronnée dont le sommet brisé laisse échapper une flamme alors que deux hommes en tombent.
[4]. Trois vidéos, captées au même endroit, dans la même période, ont été mises en ligne sur sa chaîne YouTube par la violoniste Alla Aranovskaya. Voir en particulier La Valse, mise en ligne le 1er juin 2014.
[5]. Jean-Louis Rambour, François, la semaine de sa mort, Bookelis, 2016. François Rambour, décédé à 33 ans, comme son arrière-grand-père Théo, auquel il ressemblait tant, est un autre « bel Icare ».
[6]. Victor Segalen, Essai sur soi-même, Fata Morgana, 1986.

Isabelle Lévesque

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