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Ils épient les baigneuses sensuelles

À travers les millénaires, ils épient les baigneuses sensuelles, les « femmes à la toilette », celles qui se lavent dans les baignoires, dans les bassins, dans les ruisseaux et les lacs.
Pascal Bonafoux
Indiscrétion. Femmes à la toilette
(Seuil)
À travers les millénaires, ils épient les baigneuses sensuelles, les « femmes à la toilette », celles qui se lavent dans les baignoires, dans les bassins, dans les ruisseaux et les lacs.

Ils épient sans cesse ; ils se tiennent à l’affût ; ils lorgnent les corps à demi nus ; ils guignent ; ils reluquent ; ils matent ; ils dévorent des yeux les courbes des dames ; ils devinent une silhouette ensorcelée, le rose d’une chair satinée ; ils entrevoient des détails à peine dévoilés, des charmes qui troublent. Ils sont des voyeurs, des regardeurs éternels.

Ils épient les aguicheuses secrètes qui se regardent devant leurs miroirs. Ils sont fascinés. Qui sont-ils ? Ce sont d’abord des peintres. Ce sont très souvent des hommes, mais aussi des femmes. Ce sont vous et moi, le roi David qui entrevoit Bethsabée, les deux vieillards de Babylone qui désirent Suzanne, Actéon qui perçoit Diane au bain… Et aujourd’hui, romancier, historien de l’art, Pascal Bonafoux crée sa propre galerie personnelle ; il imagine un musée de nudités, de femmes différentes qui se déshabillent en catimini, en tapinois. Bien des peintres, bien des historiens de l’art seraient des voyeurs absolus. Il s’agit toujours de la féminité, de la peinture, du désir, de l’attirance, de l’envoûtement. Les baigneuses sont des magiciennes.

Le beau livre de Pascal Bonafoux semble, peut-être, proche du catalogue de Leporello qui dresse les conquêtes de Don Giovanni. Tu écoutes alors l’opéra de Mozart, Don Giovanni (acte I, scène 7). Leporello chante : « Vous voyez, des villageoises,/Des soubrettes, des bourgeoises,/Des comtesses, des duchesses,/Des marquises, des princesses,/Et des femmes de tout âge,/De tout rang !/Chez les blondes, il a coutume/De goûter surtout leur douceur calme ;/Chez les brunes, c’est leur fougue ;/Mais chez toutes il aime la femme !/Pour l’hiver, la grassouillette ;/Pour l’été, la maigrelette !/Si la grande est plus noble,/La petite est plus gracieuse. »

Selon Pascal Bonafoux, bien des peintres cherchent à percevoir les gestes incompris d’une femme, un lieu clos, des postures esquissées. La femme hésite, puis elle cède. Elle sait ; elle ne sait pas ; puis elle se décide. Elle est changeante, capricieuse, indécise, flottante.

Vous lisez Mon cœur mis à nu de Baudelaire. À propos des attitudes irrésolues d’une femme, il énumère les « airs charmants et qui font la beauté ». Ce sont « L’air blasé. L’air ennuyé. L’air évaporé. L’air impudent. L’air froid. L’air de regarder en dedans. L’air de domination. L’air de volonté. L’air méchant. L’air malade. L’air chat, enfantillage, nonchalance et malice mêlés ».

Les peintres voudraient connaître les rites des femmes, leurs caprices, leurs attentes, leurs aveux, leurs réticences, leurs mensonges, leurs ruses, leur fourberie, leurs déceptions, leurs jouissances, leurs feintes. Ce sont, peut-être, des êtres de fuite. Certains peintres ne veulent pas entrer dans leurs chambres ; ils devinent une puissance sourde et une luminosité floue de certaines femmes ambiguës. Et Edgar Degas confie, un jour, à un jeune peintre : « Je veux regarder par le trou de la serrure. »

Pascal Bonafoux cite quelques phrases de Zola (Nana, 1880). Tu découvres « un fond d’alcôve, comme une étroite chambre de bain, avec la part de cuvette et des éponges, le violent parfum des essences » ; tu assistes « aux détails intimes d’une toilette de femme, dans la débandade des pots et des cuvettes, au milieu de cette odeur si forte et si douce ».

Tu vois un tableau de Jan Havickszoon Steen, Femme à sa toilette (v. 1659) : elle a enlevé l’un de ses bas et tu perçois la trace laissée par une jarretelle en haut de son mollet. Ou bien, Félix Vallotton peint un Nu (1912) : la jeune fille est debout ; ses yeux sont fermés ; elle est presque triste ; au creux de son aisselle et au bord de son pubis, la toison est sombre. Ou encore, Édouard Manet représente une « femme à la bassine » (1879) ; elle se baisse ; ses deux bas sont noirs ; le triangle noir du pubis apparaît sous un bras… Ou aussi, bien des peintres perçoivent le dos des baigneuses. Très souvent, Pierre Bonnard contemple sa compagne Marthe, étendue dans sa longue baignoire dans une eau qui serait un frôlement de la lumière… Théo Van Rysselberghe (Nu au tub, 1922) propose un jeu de courbes et de droites et, sur le tapis clair, les pantoufles sombres ont été lancées. Dans Le Bain (v. 1867) d’Alfred Stevens, une jeune femme pudique se baigne dans sa baignoire avec une chemise blanche dont la bretelle passe sur son épaule ; sur un coussin, un roman est ouvert ; elle rêve… Une jeune baigneuse (1654) de Rembrandt retrousse sa chemise. Degas (v. 1895) peint (au pastel) une femme qui se sèche…

Dans les salles de bains, les femmes démêlent, peignent, brossent leurs cheveux. Courbet (1865), Mary Cassatt (1896), Dante Gabriel Rossetti (1863) regardent les belles rousses qui se coiffent. Pierre Puvis de Chavannes (1883) peint la longue chevelure blonde d’une femme indifférente, douce, tendre…

Les femmes, les nymphes, les reines dialoguent avec leurs miroirs ; souvent, elles s’inquiètent, elles s’observent, elles hésitent. Elles se maquillent. Elles se poudrent. L’embellissement du visage et la fraude vont de pair. La beauté serait, peut-être, le résultat de retouches et de repentirs… Et, lentement, la femme se rhabille. Puis, elle noue autour de son cou un collier de perles.

Gilbert Lascault

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