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Article publié dans le n°1104 (01 mai 2014) de Quinzaines

En lisant le dernier récit de Jean-Jacques Salgon, en découvrant les explorations digressives qui le structurent, nous pensons à une autre lecture marquante, de septembre 2013 celle-ci, sur laquelle nous souhaitons revenir.
En lisant le dernier récit de Jean-Jacques Salgon, en découvrant les explorations digressives qui le structurent, nous pensons à une autre lecture marquante, de septembre 2013 celle-ci, sur laquelle nous souhaitons revenir.

« Les murs de ma maison sont les parois d’une caverne où traînent les lambeaux de mes vies antérieures, vies extérieures aussi, vies que je n’ai qu’incomplètement vécues. » Lorsque Jean-Jacques Salgon nous fait visiter la maison de vacances, sise place de l’Oie dans un village ardéchois, qu’il a acquise pour une bouchée de pain dans les années soixante-dix, il n’exhibe pas son intimité, ne ressasse pas un passé idéalisé : il ne se cloître pas en lui-même.

L’écrivain – toujours aussi iconoclaste – décrit les divers objets (très majoritairement picturaux) qui la peuplent, construisant ainsi progressivement un autoportrait qui se mêle à toute la variété du monde. Comme dans ses livres précédents – Le Roi des Zoulous (2008) et Ma vie à Saint-Domingue (2011) –, il se dit autant qu’il dit les autres, éclaircit pour lui-même ce qu’il est par le détour de leurs vies, inscrivant sa singularité insignifiante dans l’immense tohu-bohu de l’Histoire.

Salgon semble obsédé par le rapport entre ce qui fait l’Histoire et les moyens qui permettent de la percevoir. Il évoque, au gré des associations entre les objets qu’il élit et les échos que ceux-ci éveillent en lui, les événements qui le constituent, son ancestralité en somme, ainsi que ceux qui nourrissent son imaginaire et son rapport au monde. Il passe ainsi de la résistance à l’occupant nazi à ses séjours en Afrique et en Algérie, de la vie bouleversée des Valois à la grotte Chauvet, de Rimbaud, qu’il poursuit, à la peinture de Basquiat, de sa généalogie propre aux albums de Tintin…

Pourtant, il ne faudrait pas lire ce livre comme uniquement tourné vers ce qui a précédé. Il y a chez Salgon une religiosité attachée aux objets, une forme de vénération, mais qui ne se clôt pas sur elle-même. Les objets s’apparentent aux « balises d’une histoire qui rêve de pouvoir durer ». Ils portent une part du passé qui se retrouve dans le présent, inventant en quelque sorte une continuité qui, malgré l’éclatement impressionniste du récit, configure l’être. Salgon écrit, plus que des mémoires fantaisistes qui auraient trouvé le prétexte du lieu et des objets, le mouvement même d’une reconnaissance. Ce n’est pas étonnant, tant le regard chez lui prévaut. Les objets, leur figuration dans l’espace intime, loin de refermer sur l’habitude et le connu, permettent d’inventer une temporalité mobile, vive, alerte et rendent possible une réinvention infinie.

Au début du chapitre consacré à la cuisine, Salgon confie : « l’idée de posséder un toit m’exaltait ». C’est du même emballement que procède l’excellent livre de Thomas Clerc, l’un des plus réussis de la rentrée dernière : d’une sorte de névrose du propriétaire. De cet enjeu majeur, tant intime que collectif, Clerc extrait une proposition poétique extrême : la « description surfaciste » implacable et minutieuse des 50 m2 de son appartement parisien (dont le plan même est fourni). Au moyen d’une écriture serrée, il opère un hallucinant « arpentage » de son espace intime. Le détail fait tout, semble-t-il nous dire à chaque paragraphe. Poursuivant la méthode de son livre précédent – Paris, musée du XXIe siècle. Le dixième arrondissement (2007) –, il développe une prose matérielle qui signifie son « statut d’homme-objet », sériant les choses qui l’entourent, interprétant son environnement immédiat, l’organisant sans faille dans un discours qui joint intimité et collectif, savoir et fantaisie, sérieux et humour.

Clerc parvient ainsi à révéler une relation à l’objet magnifiée par son regard poétique. Il affirme une fonction de l’écrivain, un devoir, une conscience. Il réfléchit sur les rapports entre spatialité et écriture, la nature de l’homme contemporain, pense la question essentielle de la reconnaissance, s’interroge sur l’usure de l’existence. Le livre élabore une dramaturgie de l’espace, fait jouer les éléments physiques avec leur impact symbolique, réunit l’anecdote et la pensée. Tout est affaire de vérité ici. La précision, l’attention portée à l’insignifiant, à l’invisible, subjugue.

L’autoportrait de Clerc, fait d’espaces et de choses, inventorie un être et son environnement. Il en naît un discours sur soi, comme si la littérature ne s’extrayait que difficilement du sujet qui la produit. Et l’on s’y retrouve, on en jouit, on s’en moque. Car si, comme il le confie, « l’encyclopédisme m’excite », Clerc ne verse pas dans l’univoque célébration de soi, son livre ne se résume pas à un catalogue ou à un tour de force littéraire. La composition de son discours – plus travaillé, plus dynamique que chez Salgon – a également pour objet la littérature elle-même.

Le geste écrit implique ici plus que lui-même : il produit de la pensée littéraire. Dans un essai collectif paraissant ces jours-ci (1), Clerc définit ses livres comme « des espèces de documentaires » et affirme son «  rejet de la littérature d’imagination pure  ». En écrivant le livre qu’il consacre à son logis, ouvrage qui pourrait être infini et se développer toujours plus avant, il s’emploie à « contrecarrer la dimension trop métaphysique de la littérature », à lutter contre « l’impérialisme du romanesque  ».

Clerc est un administrateur poétique. Lorsque Salgon visite sa maison, il trouve le moyen de dire son rapport au monde, de canaliser ses digressions. Clerc, lui, déborde, place ce parti pris poétique au centre, en fait le sujet de son écriture : il en révèle tous les possibles, se permet chantournements savants et propos drolatiques, et parvient ainsi à une sorte de vertige.

  1. Devenirs du roman, vol. 2. Écritures et matériaux, Inculte, 2014, pp. 117 à 123.
Hugo Pradelle