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« J’écris pour ôter le dernier masque »

Article publié dans le n°1137 (22 oct. 2015) de Quinzaines

Juin 2005, Espagne. Un terrible scandale éclate. Enric Marco, président de l’Amicale de Mauthausen, démissionne de son poste après qu’un historien a révélé son imposture. Loin d’être l’ancien déporté qu’il a prétendu être, loin d’avoir combattu le franquisme, il a tout inventé, et d’abord sa vie. Javier Cercas, après avoir hésité, décide d’écrire le roman vrai de cette aventure incroyable. Il enquête, interroge tous les témoins, et Marco lui-même. Dressant le parallèle avec Quijano-Quichotte, s’interrogeant sur le mensonge et sa possible utilité, mettant en question sa propre œuvre, Cercas propose un roman sur un homme et son pays, l’Espagne, entre histoire et mémoire.
Javier Cercas
L'imposteur
Juin 2005, Espagne. Un terrible scandale éclate. Enric Marco, président de l’Amicale de Mauthausen, démissionne de son poste après qu’un historien a révélé son imposture. Loin d’être l’ancien déporté qu’il a prétendu être, loin d’avoir combattu le franquisme, il a tout inventé, et d’abord sa vie. Javier Cercas, après avoir hésité, décide d’écrire le roman vrai de cette aventure incroyable. Il enquête, interroge tous les témoins, et Marco lui-même. Dressant le parallèle avec Quijano-Quichotte, s’interrogeant sur le mensonge et sa possible utilité, mettant en question sa propre œuvre, Cercas propose un roman sur un homme et son pays, l’Espagne, entre histoire et mémoire.

Norbert Czarny : Partons de ce qui fait la première partie du roman, votre refus d’écrire sur Marco. Vous vivez alors une sorte de crise, et écrire de la fiction ne vous convient pas. Mais écrire sur cet homme honni, pas plus. Qu’est-ce qui vous décide ?

Javier Cercas : J’écris quand quelque chose me pose question. Le livre doit formuler une réponse de la façon la plus complexe possible, en préservant l’ambiguïté et l’ironie propres au roman. Je n’avais pas le courage, au début, de répondre à celle que me posait cette affaire. La gestation a été longue : j’ai porté cette histoire huit ou neuf ans. Mais l’accouchement a été rapide.

N. C. : Quelle question vous posiez-vous ?

J. C. : D’abord, pourquoi un homme ment. En présentant les faits, je laisse le soin au lecteur de décider. Ma réponse, c’est qu’il l’a fait pour être accepté, aimé, admiré. Mais cela en violant toutes les règles et d’abord celle de la vérité. Ensuite, pourquoi tout le monde a-t-il cru cet homme ? Marco a été démonisé dès que le scandale a éclaté. Or, la société espagnole avait sa part de responsabilité. Notre société médiatique aussi. Tout le monde l’a cru parce qu’il racontait ce que tout le monde voulait écouter : du passé le plus noir, il a donné une version édulcorée, tranquille, sans ce que Primo Levi appelle les « zones grises ». C’est une version kitsch. Les déportés ne voulaient pas parler, ou ce qu’ils disaient était jugé peu intéressant. Marco, lui, savait raconter, mettre en scène.

N. C. : Vous parlez du statut du témoin et de la sacralisation de la victime.

J. C. : J’emploie même l’expression de « chantage du témoin » ! La mémoire est faillible, insuffisante. Elle exige que le témoignage soit recoupé, confronté à des documents. On confond, ensuite, la victime et le héros. Une victime a droit à notre soutien, notre aide, mais cela ne fait pas d’elle un héros, comme le montre si bien Imre Kertész dans Être sans destin. Le héros dit non. Kertész est pris dans une rafle à Budapest et part pour le camp. Il est une victime. En devenant témoin, victime et héros, Enric Marco devient intouchable. Mais il ne diffuse pas la vérité, seulement le kitsch de la vérité. Enfin, je me demandais pourquoi cela me trouble aussi intensément. Cet homme est un monstre… Nous aussi. « De te fabula narratur », écrit Horace : « Cette histoire est la tienne ». Le lecteur est un imposteur. Tout un chacun se raconte des histoires, s’invente une vie. Mais lui vit l’histoire et viole les règles. Il est donc une hyperbole, comme le sont les héros de Shakespeare. Et si nous nous reconnaissons en eux, c’est que nous avons quelque chose d’eux. Je ne crois pas que la littérature soit du divertissement. Elle doit servir à démasquer le réel et ainsi elle nous rend plus forts. Elle est dangereuse car la connaissance est un risque. J’écris pour ôter tous les masques, jusqu’au dernier. J’ignore s’il y en a un ultime…

N. C. : Ce qui apparaîtra plus loin dans le roman, c’est votre peur de « pactiser avec le diable », pendant que vous écrivez. Vous rapprochez L’Imposteur de L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, et du récit de Truman Capote, De sang-froid. Capote s’est détruit avec ce livre.

J. C. : Ma peur tenait aux raisons que j’évoque au sujet de Capote. Il s’est corrompu pour obtenir un résultat. Je me demandais souvent si j’avais le droit de faire ce que je faisais, si je pouvais raconter tout. Notamment, à propos du passé de Marco en Espagne. On l’a accusé d’être un indicateur quand il dirigeait la CNT. Et si j’en avais parlé à tort ?

N. C. : Marco n’est pas antipathique. On ne le rejette pas, ni vous d’ailleurs. Sa demande est touchante : « S’il te plaît laisse-moi quelque chose. »

J. C. : Sympathique ? J’ai éprouvé un peu de ce sentiment pour lui mais j’ai surtout cherché à le comprendre, sans jamais justifier le moindre de ses actes.

N. C. : Marco a aussi à voir avec d’autres de vos « héros ». Ainsi évoquez-vous Suarez dans Anatomie d’un instant. Quel lien avec vos autres romans ?

J. C. : Ce roman vrai est le négatif des Soldats de Salamine : d’un côté des héros et une inhumation, de l’autre un antihéros et une utilisation de la mémoire. L’Imposteur cristallise mes obsessions. Ce n’est pas plus que les autres un roman sur le passé, mais sur l’Histoire comme dimension du présent. J’y pose le roman contre la dictature du présent.

N. C.: Parmi les pages les plus fortes du roman, il y a celles sur le kitsch, contre l’Histoire. Nous sommes en plein dedans, en France aussi. Est-ce que l’affaire Marco a clos le débat et permis d’en finir avec l’idylle ou au contraire est-ce que ça continue ?

J. C. : Marco s’est inventé une fiction épique et sentimentale pour être aimé, mais l’histoire est prosaïque, grise et lâche. Il est l’antihéros parfait, celui qui dit oui, l’homme de la foule et donc un miroir de ce que nous sommes. On a besoin d’un débat sur la mémoire historique. Ce mouvement est juste et nécessaire, pour qu’on assimile le passé, fasse la paix avec lui. Mais il y a toujours des fosses communes, des victimes jamais indemnisées et des monuments fascistes encore en place. Cette tentative de débat a échoué : la droite ne parvient pas à se défaire du franquisme, la gauche fait du débat une utilisation politique. On en reste à ce que j’appelle l’industrie de la mémoire, le kitsch. Marco incarne cette industrie.

N. C. : Dans un chapitre, vous affrontez Marco dans un dialogue contradictoire, une sorte de duel. C’est un dispositif fréquent dans vos romans.

J. C. : En effet, gardons cette image du duel, elle me convient bien.

Norbert Czarny

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