Ayant fréquenté de façon très régulière les cours d'assises et les tribunaux correctionnels, Geoffroy de Lagasnerie fait ressortir le double écueil que la sociologie critique doit surmonter pour parvenir à un examen distancié de l'exercice de la justice dans sa dimension répressive : prendre à la lettre d'abord le décorum dont aime se parer l'institution judiciaire pour apparaître aux yeux des citoyens dans toute sa majesté, ce qui accrédite l'idée que le procès constitue une forme rituelle nécessaire à la pérennisation des institutions politiques et sociales en place ; reconnaître ensuite le caractère au fond très prosaïque de ce qui se joue dans l'exercice quotidien – pour ne pas dire monotone, voire ennuyeux – de la justice. Car s'il convient de se déprendre de la solennité par laquelle l'ordre judiciaire prétend s'imposer aux justiciables, marquant par là son caractère en quelque sorte intouchable, on ne doit pas tomber dans le piège inverse consistant à se laisser gagner par l'habitude qui laisse penser qu'en réalité rien ne fait véritablement question dans la peine infligée à un criminel : derrière les moments sans vie ni relief dont se compose un procès, se dessine une logique sociale plus générale, que le fonctionnement bureaucratique de la justice tend le plus souvent à masquer, mais que la sociologie doit mettre au jour. L'acte de juger un criminel dans le but de lui administrer une peine, qui semble relever de la plus plate des évidences, renferme un certain nombre de présupposés, dont aucun ne va de soi : il se pourrait bien, comme l'avait déjà noté Nietzsche dans La Généalogie de la morale, ouvrage auquel l'auteur fait référence, que le fait de punir un homme résulte davantage d'un besoin irrépressible de vengeance que d'une exigence rationnelle de réparation et de sanction.
Si la référence à la généalogie nietzschéenne occupe une place importance dans l'argumentation qui sous-tend le livre, cela ne signifie nullement que Geoffroy de Lagasnerie dénonce dans son intégralité la logique pénale structurant l'appareil judiciaire dans sa forme moderne et libérale : il ne s'agit pas pour lui de porter un regard aristocratique sur la justice, en y voyant, à l’exemple de Nietzsche, l'expression de cette force par laquelle les faibles et les esclaves cherchent à assouvir leur ressentiment devant la vie. Si les normes juridiques sont des contraintes s'imposant à l'individu, qui peut se voir en cas de lourde peine comme dépossédé de lui-même, elles sont aussi des garanties qui lui sont offertes – possibilité de se défendre et protection contre l'arbitraire du monarque – et qui sont aussi offertes aux collectifs – minorités ou autres – cherchant à conquérir de nouveaux droits.
Il s'agit donc de penser avec l’État de droit contre l’État de droit, en évaluant les prétentions de l’État pénal à incarner un ordre rationnel délivré de tout arbitraire et permettant l'instauration d'un état de moindre violence : c'est au nom même des valeurs brandies par l’État qu'il semble nécessaire, comme l'écrit Lagasnerie, de procéder à une analyse critique des fondements du système judiciaire. Toute la question va consister à se demander si l'action punitive de l’État contre le crime permet de sortir du cycle de la violence, ou bien si, de manière encore plus pernicieuse puisque euphémisée ou même déniée, la répression pénale censée mettre un terme, au moins ponctuel, à la violence, ne s'accompagne pas d'une violence en réalité inutile, d'une « sur-violence » en quelque sorte, au sens où Marcuse parlait dans Éros et Civilisation, en référence au Freud du Malaise dans la culture,d'une « sur-répression ». L'objectif d'une telle critique des institutions judiciaires, dont l'auteur revendique pour une part la dimension libertaire, n’est pas de récuser par principe toute pénalité, mais d'introduire, en se montrant fidèle aux promesses d'un système qui ne parvient pas à les tenir, davantage de rationalité et de liberté, et moins d'arbitraire et de violence.
Ce que, dans cette perspective, la référence au geste « généalogique » de Nietzsche peut avoir d'utile, c'est d'inciter à débusquer derrière les principes du système judiciaire moderne, jamais questionnés comme tels (par exemple, le caractère intrinsèquement rationnel du jugement, s'interposant pour juguler la violence contenue dans la vie sociale et faire taire les réactions passionnelles), une volonté de punir au sens fort du terme, qui ne serait que l'autre nom d'un désir profond d'infliger une peine, donc une souffrance, à un individu. Penser la justice, suivant cette logique, doit consister, affirme Lagasnerie, à penser une pratique dont le but n'est pas tant d'exiger de l'accusé qu'il répare sa faute, ou de l'emprisonner simplement pour protéger la société, que de le faire souffrir. En ce sens, l'enjeu n'est pas de savoir ce que dit le juge, par la vérification de la conformité de son propos à l'idéal libéral en matière de justice, ou même ce qu'il pense, en exigeant qu'il soumette sa logique à la rationalité démocratique qui sous-tend l’État de droit, mais de savoir ce qu'il fait lorsqu'il prononce une sentence pouvant déposséder l'accusé de ses biens ou de sa liberté. Des travaux du juriste américain Robert Cover, Geoffroy de Lagasnerie tire l'idée que la justice constitue le lieu (jamais reconnu comme tel, et pour cause) d'une agression, le jugement qui clôture le procès devant se comprendre, non comme une parole ayant des effets en termes pratiques, mais comme un acte en son acception la plus forte, qui consiste dans ce cas précis à faire subir une violence, que son caractère fortement euphémisé ne parvient jamais à masquer complètement.
D'où la double critique adressée par Geoffroy de Lagasnerie : d'une part, à la philosophie politique contemporaine, qui proposerait une perception euphémisée et donc dépolitisée du droit, comme c'est le cas selon lui dans l'approche de John Rawls ou de Jürgen Habermas, percevant des procédures de rationalité là où il faut voir avant tout de la force et de la violence, et donc de l’arbitraire ; d'autre part, à la sociologie politique de Max Weber, ainsi qu'à sa postérité, puisque, s'il est vrai d'affirmer de l’État qu'il est l'institution revendiquant avec succès le monopole de la violence physique légitime, d'après la célèbre formule de Weber dans Le Savant et le Politique, il est par ailleurs très problématique d'insister autant sur le fait de la légitimité ou de la reconnaissance de la violence par ceux qui y sont soumis sans mettre en question le phénomène lui-même de la violence exercée par l’État. La question n’aurait jamais vraiment porté sur l'exercice de cette violence, et moins encore sur ce qui justifie (ou non) sa légitimité profonde, mais sur les conditions sociales et politiques qui rendent légitime aux yeux des citoyens l’usage par l’État de la coercition : le délicat problème du caractère juste ou injuste de la violence d’État finit par être évacué au profit de la seule question de ses modes de légitimation. Il est donc révélateur des ambiguïtés liées à la nature de l’État de droit, articulant dans le même mouvement protection et coercition, que la question du monopole par l’État de la violence légitime ait été réduite à une question de simple fait, l'essentiel consistant à s'interroger, de manière somme toute assez secondaire, sur la façon dont l'autorité de l'État est reconnue, et finalement acceptée, par les sujets qui y sont soumis.
Une théorie critique des institutions pénales ne doit cependant pas se limiter à révéler le caractère central de la violence dans le fonctionnement normal du droit, par le dévoilement de ses modalités d'exercice, mais doit s'employer également à penser le lien structurel qu'entretient l’État pénal avec la totalité sociale, car c'est à partir de ce rapport constitutif que la forme qu’il revêt prend toute sa consistance. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la justice – et ce qu’elle présente de plus spectaculaire (les procès, avec leurs plaidoiries qui se succèdent, que le cinéma ou le roman noir a si souvent mis en scène) – exerce en général une grande fascination (dont la théorie critique doit par ailleurs produire la démystification) : comme l'affirme Geoffroy de Lagasnerie, les procédures judiciaires forment le miroir grossissant de notre condition de sujet, au sens où ce miroir révèle l'expérience que nous faisons usuellement, sans jamais pouvoir la thématiser de façon explicite, de notre être social en tant que nous sommes à la disposition de l’État, à la fois protégés par celui-ci de l'arbitraire du pouvoir judiciaire et pris dans une logique répressive pouvant conduire à la dépossession de soi.
Reste qu'on aurait pu s'attendre à ce que Geoffroy de Lagasnerie, soucieux de reconstruire une théorie critique mettant la condition pénale au centre de sa réflexion, mobilise davantage la référence à la théorie critique qui fut historiquement celle de l’école de Francfort (même s’il mentionne Adorno dans la dernière partie du livre, consacrée à un problème toutefois différent, celui de la méthode des sciences sociales, dans laquelle Lagasnerie développe une approche pour le moins rapide et un peu caricaturale du travail d'enquête sociologique) ; on peut ainsi renvoyer aux travaux pionniers du juriste allemand Otto Kirchheimer, notamment à son livre de 1939, Punishment and Social Structure, ou à la réflexion menée par Franz Neumann et Max Horkheimer sur les formes nouvelles prises par l’État autoritaire, sans oublier Theodor W. Adorno et les fragments qu'il consacre dans Minima Moralia à la vie mutilée au sein de la société administrée. Sans doute ces auteurs furent-ils les premiers à esquisser les contours d'une critique des institutions répressives, dont Michel Foucault lui-même reconnut l'importance décisive, quoique avec certaines nuances, et c'est à cette tradition critique que le livre très dense de Geoffroy de Lagasnerie fait écho, ce qui n'enlève rien à sa singularité.
1. Geoffroy de Lagasnerie, L'Art de la révolte : Snowden, Assange, Manning, Fayard, 2015.
Nicolas Poirier
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