L'arbre et le fruit

Tout a commencé par un courrier envoyé par le peintre au poète à l’époque des cartes de vœux. Un arbre dessiné au fusain, cette branche calcinée, a été glissé dans une enveloppe, sans mots.
Tout a commencé par un courrier envoyé par le peintre au poète à l’époque des cartes de vœux. Un arbre dessiné au fusain, cette branche calcinée, a été glissé dans une enveloppe, sans mots.

D’abord, on se confronte à l’énigme de ce titre à l’allure symétrique et ordonnée. On s’interroge : le mot répété est-il le même ? Le second serait-il un adjectif ? Un nom propre ? La reprise de ce mot est-elle signe d’une multiplication : Juste un arbre Juste un arbre Juste… visant à la création d’un bosquet, ou même d’un bois, dont chaque arbre, sans nom d’espèce, serait pris dans son individualité ?

Celui qui apparaît sur la couverture paraît bien fragile. Jean-Gilles Badaire l’a dressé vaillant, autant que défaillant : branches nues que des flocons noirs (ou des feuilles envolées ?) nimbent, mais leurs traits fins et granuleux laissent présager une structure en péril. Cette silhouette abrupte semble susciter un récit de genèse : 

Juste un arbre, et moins qu’un arbre pourtant. Le dessin d’un arbre, trouvé ce matin dans une enveloppe adressée par le peintre ami

La semi-énigme du dessin signifie probablement : « Bonne année 2016 », « Bonne santé », etc. Mais voilà que cet arbre, scruté par le poète, va se transformer en arbre de paroles[1].

Dans le premier dessin intérieur, le peintre trace l’arche de deux arbres tendus l’un vers l’autre (une rencontre ?) sous le signe de l’alliance. « Juste un arbre », et juste un autre. Anthropomorphisme relatif, mais qui s’approche des arbres à la manière simple des textes de Cédric Le Penven.

[…] pas de souffle visible, pas d’atmosphère non plus. Pas de végétation

Sans point final, le verset s’ouvre sur le développement de ce qui a rendu possible la croissance de l’arbre. Le processus, biologique, va devenir support de rêverie prospective : les trous, les espaces blancs de la peinture, que laissent-ils voir ou entendre ? Un caractère (« têtu ») lui est attribué : persistance de la vie à travers la silhouette dépouillée, hymne à la verticalité insistante, malgré les branches fines, mêlées, débattues. Douloureuses, les phrases lancées n’aboutissent pas à un point, comme si chacune, fruit d’une pensée immédiate, s’inscrivait sans se clore :

Moi, je ne connais qu’une saison, celle de l’enfance au travers de la gorge

L’essor lyrique éventuel se nuance par une retombée sur un sens littéral ou figuré qui introduit une dissonance.

Le peintre a provoqué l’écriture. On retrace son geste, on l’éprouve :

Les lignes se prolongent encore hors-cadre

Tout montre qu’il en est de même pour le poème.

C’est un arbre d’hiver, sans espèce précise, dont la sève est descendue dans les racines. Cette saison des mois noirs, chez les anciens Celtes, permettait la communication avec le monde souterrain des morts et des dieux par l’intercession des arbres et préparait l’arrivée de la nouvelle année. Jean Follain évoquait la dernière « feuille morte tombée / de l’arbre qui n’a plus de voix[2] ». Qui peut la retrouver ? Le peintre ou le poète ?

L’arbre dessiné, posé sur le bureau, prend racine auprès de « cette voix qui le soumet à la question ». Une forme inventée de dialogue, dans lequel chacun communique dans sa langue de prédilection, s’instaure entre les deux hommes à travers l’arbre, et avec lui.

La branche est tendue, le mot venu et avril attendu. Les branches s’humanisent, deviennent les bras que le désir (de vivre) tend : toutes ces directions simultanées s’épanouissent dans le multiple qui incarne une vitalité retrouvée. Le printemps s’annonce comme le fruit.

Alors le passé revient, les craintes « [d]es grands-parents arboriculteurs » qui savaient qu’une gelée tardive en avril peut condamner tous les fruits à venir :

Ce désastre à accepter comme toutes les blessures

Les arbres que chérit le narrateur s’individualisent dans le livre : il évoque les « chênes pubescents » qui « poussent sur le causse » ou un « pêcher » dans le verger qu’il faudra « tailler […] au mois de mars ».

Les traits du peintre font rejaillir l’émotion intacte qui ne pouvait se formuler. Supposer les heures d’observation des arbres de la forêt ou des champs par Jean-Gilles Badaire pour restituer les ramures, le mouvement, imaginer qu’il s’est déplacé, reculé, avancé, pour voir de près, pour toucher l’écorce, comme le fait le poète devant la feuille : ces approches fécondes façonnent la proximité du peintre et de l’écrivain. Ce temps pris devient une brèche qui permet de percevoir la beauté : « L’hiver les racines croissent comme une goutte d’encre irise un papier mouillé ». L’éloge de la lenteur devient hymne de vie :

[…] dans le rythme de ceux qui n’ont pas à se presser, parce que le réel a lieu, de toute façon

Destin, entre la Vie et notre vie, la jonction possible d’une durée accordée au réel qu’on ne brusque pas :

Cette silhouette d’arbre que tu m’as offerte en ce début janvier prouve que tu sais cela

Le poème s’ouvre comme s’offre le temps. Deux rythmes parallèles sont perçus, le dépouillement appelé comme une possibilité restée intacte d’aller vers l’autre, de ne pas se dessaisir de soi en s’abandonnant à la société. L’arbre peut ployer comme le roseau de la fable, mais il finira quand même au feu :

Il accuse, ploie, le temps de l’épreuve

Vivre a ceci de rassurant que rien ne dure, même le pire

Vertu de la parabole, la leçon de vie et de dénuement, dictée par les branches, s’écrit à la plume, sans dérobade. Selon les moments, ce peut être l’élévation des branches qui mène au « bonheur de vivre » ou au contraire « la peur qui somnolait comme braise sous la cendre ». Le poète peut écrire : « Cet arbre, c’est le visage du peintre ». Mais aussi :

Cet arbre peint par Jean-Gilles, dit quelque chose de mon écriture. De cette tendance à formuler le plus sombre pour offrir des sourires clairs à mes frères humains

L’affrontement et la réconciliation naissent du regard ou de la tendresse du fils du narrateur, en filigrane dans Juste un arbre Juste.

L’arbre accroît la part qui revient au ciel, une fois fendu le petit casque noir du bourgeon, au mépris du risque du gel

Pour l’exprimer, bien des phrases inachevées seront formulées, comme une pudeur dans l’aveu, comme le ciel envisagé sans être atteint. Ce livre d’hiver, ce livre juste, pour tenir, est tendu vers le fils-fruit du poète-arbre. Il est le récit d’une survie et d’un rêve exaucé de transmission :

Formuler moins un secret qu’une énigme

Cet arbre si « juste » a engendré l’arbre de paroles qui porte en lui la vérité du temps, de la finitude humaine et de l’amour. Lui et le fils ont partie liée, ils ouvrent le temps au devenir accepté : 

Les mots « visage » et « arbre » suffisent pour aimer la vie sans la comprendre 

[1]. Formule empruntée à Francis Ponge : Comment une figue de paroles et pourquoi (Flammarion, coll. « Digraphe », 1977).
[2]. Jean Follain, Exister, Gallimard, 1943.

Isabelle Lévesque