L’art du livre. Entretien avec Ludovic Degroote

Article publié dans le n°1194 (16 mai 2018) de Quinzaines

Dans le prolongement de notre dossier sur le livre rare (la « NQL », no 1191), nous avons souhaité interroger Ludovic Degroote. Auteur d’une œuvre abondante mêlant les volumes pour l’édition courante et les livres d’artiste, il s’apprête à achever une curieuse entreprise : la publication d’un même poème, « 14 morceaux de la descente de croix », mais qu’il a proposé à quatorze plasticiens pour donner corps à quatorze ouvrages distincts, publiés notamment par L’Atelier contemporain et la Canopée.
Dans le prolongement de notre dossier sur le livre rare (la « NQL », no 1191), nous avons souhaité interroger Ludovic Degroote. Auteur d’une œuvre abondante mêlant les volumes pour l’édition courante et les livres d’artiste, il s’apprête à achever une curieuse entreprise : la publication d’un même poème, « 14 morceaux de la descente de croix », mais qu’il a proposé à quatorze plasticiens pour donner corps à quatorze ouvrages distincts, publiés notamment par L’Atelier contemporain et la Canopée.

Thierry Romagné : Peux-tu d’abord nous indiquer à quelle Descente de Croix tu fais allusion dans le titre et pourquoi ton choix s’est porté sur cette œuvre ?

Ludovic Degroote : Il s’agit de celle de Rubens, qui est conservée au musée des Beaux-Arts de Lille. En 2004, lors d’une manifestation de poésie, j’ai écrit un poème sur cette Descente de Croix, que j’ai lu devant l’œuvre. J’avais choisi ce tableau, parce que c’est, selon moi, l’un des plus beaux de ce musée. Ce qui me fascine dans cette peinture, c’est qu’elle parvient à être pleinement baroque et, en même temps, à atténuer cette dimension. La Descente de Croix d’Anvers, qui est la plus célèbre, met en évidence ce genre de composition souhaitée par l’art de la Contre-Réforme, avec le jeu très fort des diagonales et les formes presque désaxées des personnages, alors que, dans celle de Lille, certains éléments viennent nuancer cette représentation spectaculaire, ce que je trouve d’une grande subtilité. Même si le personnage du Christ s’impose aux yeux, la toilede Lille ne se réduit pas à un premier plan ou à une composition d’abord démonstrative : il y a plus à voir que l’apparente simplicité de la scène, c’est ce que je cherche à réaliser, aussi, quand j’écris, toutes proportions gardées, évidemment. J’avais donc rédigé un texte sur cette œuvre, pas devant le tableau, mais à propos de ce tableau.

TR : Le poème que tu proposes à partir de cette œuvre de Rubens est assez éloigné de ce que l’on peut observer sur la toile : ce n’est ni une simple description ni même une représentation verbale et vivante d’un objet artistique, ce que l’on appelle, en rhétorique, une ekphrasis. Où ton texte se situe-t-il par rapport au tableau ?

LD : Je ne suis qu’à moitié d’accord quand tu dis que le poème est éloigné de ce qu’on peut observer. Ce n’est pas une ekphrasis, néanmoins le poème prend constamment en compte les éléments du tableau, de manière fragmentaire, certes, mais, en ce sens, fidèle. Mon intention n’était pas de faire une description de cette œuvre, mais plutôt de l’interroger, à partir d’un certain nombre d’éléments qui me frappaient et qui feraient une ossature au poème.

TR : Pourquoi avoir préféré publier ce poème sous forme de livres d’artiste plutôt que dans une édition courante ?

LD : Aussitôt après l’avoir écrit, je me suis dit que ce serait bien de pouvoir le présenter à plusieurs artistes pour que chacun travaille à partir du poème. Ce qui m’intéressait, c’était qu’ils travaillent sur un poème faisant référence à une peinture, sans que celle-ci prenne toute la place, en somme qu’ils croisent le poème. S’ils travaillent uniquement sur la peinture, ils n’ont pas besoin du poème. Et si je ne retrouve pas, dans la proposition qu’ils font, quelque chose qui a à voir avec le poème, cela ne sert à rien. Mais, par chance, cela n’est jamais arrivé… L’ensemble pourra peut-être un jour former comme une variation autour de cette Descente de Croix. C’est-à-dire que nous aboutirions à une interprétation par la somme de ces travaux plastiques, une sorte d’interprétation contemporaine de Rubens…

TR : L’entreprise, qui pourrait toucher à son terme cette année, a débuté il y a quatorze ans, en 2004. L’ensemble comportera quatorze livres proposant quatorze fois à peu près le même texte, texte lui-même composé de « 14 morceaux », comme l’indique le titre… Pourquoi cette insistance sur le nombre quatorze ?

LD : Quatorze, c’est le chiffre de la Passion, le nombre de stations du chemin de Croix… comme le suggère le titre ; la durée de quatorze ans tient de la coïncidence.

TR : C’est la représentation du corps du souffrant que tu es allé chercher dans l’œuvre de Rubens ?

LD : Mais il ne souffre plus ! C’est fini ! Il est mort ! Ce n’est pas un corps transfiguré que montre Rubens, c’est un corps d’homme mort dans toute son ampleur réaliste… Dans le tableau de Lille, les hommes sont là pour agir, les femmes pour être émues, regroupées dans leur souffrance : deux manières opposées de fixer le mouvement, extérieur chez eux, intérieur chez elles.

TR : Dans le poème, tu écris : « sans le savoir nous aussi /nous descendons ».

LD : Cela nous concerne tous… Descendre, dans mes livres, cela revient souvent. Descendre la pente, être en bas, la difficulté de monter…

TR : Dans chacune des différentes éditions de ce poème, quelques vers ou quelques mots sont à chaque fois modifiés. Qu’est-ce qui motive ces changements ? 

LD : Très clairement, la proposition plastique du peintre occasionne ces modifications. Un livre d’artiste n’a, à mes yeux, de sens que dans la mesure où il y a échange, interaction… Naturellement, le poème doit être revisité par le travail des plasticiens sollicités, parce qu’il y a des mots qui ne sont plus appropriés à ce que l’artiste me propose… Le poème est dans une sorte de petit mouvement… Par contre, il y a des éléments qui ne peuvent pas changer, la toute fin par exemple… 

TR : À ce propos, tu évoques très étonnamment, dans cette fin, des « crampes » qu’on ne voit évidemment pas dans la peinture de Rubens… D’où viennent-elles ? 

LD : Ces crampes viennent de saint Jean, d’abord. Dans le tableau, il est raidi… Il faut quand même porter ce poids de l’homme mort… Imaginons-le : depuis quatre cents ans qu’il est dans la même position, il doit en avoir, des crampes ! Je joue avec cette idée, mais ce n’est pas complètement faux… Tous ces personnages de l’œuvre sont condamnés à rester là, dans leur enfermement d’objets peints, de personnages peints. Les crampes viennent aussi de ce que je pouvais me représenter de la fatigue d’être là des personnages, de porter ce corps dont la signification devient de plus en plus complexe… Elle ne l’était pas à l’époque de Rubens… Pour qui le regardait au XVIIe siècle, le sens était évident, réaffirmé par la Contre-Réforme. Pour qui le regarde aujourd’hui, les perspectives religieuses ou métaphysiques de l’époque étant éloignées, bien d’autres questions surgissent… Les crampes renvoient donc aussi au spectateur fasciné par ce tableau et qui reste là. Or il y a un moment où il faut passer à autre chose. Aller au tableau suivant, sans doute… 

Apostille : Parmi les plasticiens ayant participé à cette entreprise éditoriale, citons, entre autres, Monique Tello, Philippe Favier, Marc Desgrandchamps, Thierry Le Saëc, Robert Christien, Sylvie Lobato, Jean-Gilles Badaire…

Thierry Romagné

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