Le cinquième film de Mia Hansen-Løve, Ours d’argent au dernier festival de Berlin, est un troublant portrait de femme, entre fiction et autobiographie, porté par une interprétation « à la serpe » d’Isabelle Huppert.
L’Avenir est une petite bille d’argent digne du meilleur Bresson – celui de Pickpocket – où chaque séquence s’enchaîne avec la suivante par la nécessité du récit tout en faisant monde par elle-même ; ce qui peut raisonnablement passer pour une définition du cinéma, ou de ce qu’un film devrait être, à l’opposé d’une tendance contemporaine à l’emphase ou à la digression (tout le monde n’est pas Raoul Ruiz). Davantage encore que dans ses derniers films qui prenaient appui de façon romanesque sur des épisodes de sa vie (Un amour de jeunesse, 2011) ou de celle de son frère, le DJ Sven Løve (Eden, 2014), Mia Hansen Løve travaille au plus près de son expérience vécue dans L’Avenir, film qui met en scène le moment de la séparation de ses propres parents, l’un et l’autre professeurs de philosophie, en suivant le destin du personnage féminin inspiré par sa mère et interprété par Isabelle Huppert.
Rien de simple a priori dans une telle entreprise : le courage du témoignage est toujours confronté au péril d’une fiction se confondant avec un portrait de femme à la cinquantaine. Tout va se dérober en effet sous les pieds de Nathalie, tout ce qui, en tout cas, tissait l’étoffe d’une existence bien réglée et dispensatrice de plaisirs simples fondés sur la répétition et l’ordinaire : la vie de famille, ponctuée par les repas, les vacances, les enfants, le mari et une mère dépressive, qui permet à la grande et toujours belle Édith Scob de nous faire beaucoup rire ; la vie professionnelle aussi, c’est-à-dire les cours et les corrections de copies mais aussi l’édition. Laurence Hansen-Løve, le « modèle » de Nathalie, est en effet l’auteur d’un célèbre manuel de philosophie publié aux éditions Hatier où elle a aussi dirigé la série philosophique des « Profils d’une œuvre ». Ce travail éditorial offre à la cinéaste l’occasion d’une satire sociale tout à fait à l’ordre du jour quand les conseillers en marketing imposent à la directrice de collection des couvertures avec des couleurs qui « claquent » pour vendre Machiavel ou Adorno. La drôlerie vacharde ne fait cependant pas oublier la menace qui plane : couleurs qui claquent ou pas, la collection s’arrêtera, mais, surtout, Nathalie apparaît d’emblée comme un personnage qui se déprend facilement. Bonne philosophe en ce sens, elle ne discute pas et avalise le réel ; le monde lui échappe cependant. En quelque manière, il ne veut plus d’elle ou n’a plus besoin d’elle, comme un produit qui a atteint son obsolescence.
Il ne fait pas de doute que Mia Hansen-Løve a voulu traiter ce sujet ; elle lui donne une portée générale à partir de ce premier coup de semonce. Son personnage réagira toujours de la même manière, sèche un peu, parce que la cinéaste a choisi ce mode narratif rapide, dénué de tout sentimentalisme, qui lui permet à la fois de dresser un portrait et de raconter une histoire. La rupture entre les époux est à cet égard emblématique. Une seule phrase (« Quelle conne ! J’ai cru que tu m’aimerais toujours ») résume la pensée de la femme abandonnée – quiconque attendrait une scène de ménage mélodramatique ou à la façon de Voyage en Italie ou du Mépris risque d’en être pour ses frais. En revanche, comme dans le bon cinéma moderne, le spectateur doit se prendre par la main et se demander si Nathalie réagit de manière juste et appropriée, ou si le fait de ne pas se battre pour ce qui compte ou devrait compter n’invalide pas sa conception du monde, sans doute un peu trop kantienne selon Péguy (« Ils ont les mains blanches : ils n’ont pas de mains »). Nathalie s’étonne, non sans une certaine morgue, de l’aveu de son mari (« Pourquoi tu me le dis ? »), laissant entendre ou voulant faire croire que vivre dans l’illusion lui aurait suffi. Ce en quoi elle diffère de ses enfants, qui, par la voix de la fille, ont déjà demandé à leur père de faire un choix. Là encore, Mia Hansen-Løve est maîtresse du rythme, le destin de la famille semble se jouer très vite, en une promenade, tout comme le film paraît – à tort – ne durer qu’une belle saison.
La magnifique interprétation butée du personnage du père par André Marcon renforce ce sentiment d’aspérité, jusqu’au moment où il ferait presque de la peine, déboulant subrepticement chez son ex-femme au moment de Noël (sa jeune amie passe les fêtes chez ses parents) et se faisant éconduire sans le moindre morceau de dinde… Mia Hansen-Løve réussit parfaitement ce genre de scène où elle peut compter sur le tranchant d’Isabelle Huppert ; elle sait aussi tirer le meilleur parti des scènes foutraques avec Édith Scob qui apparaissent marquées dans le même temps par un sens du devoir chevillé au corps chez Nathalie. Les références à Rousseau (lors d’un cours), puis à Levinas et à Jankélévitch, éclairent avec délicatesse un caractère obstiné et rigoureux, qui met presque trop en rapport les idées et les actes, au risque de la solitude. Le film rappelle par cet aspect précis une œuvre apparemment fort différente : dans Tout ce que le ciel permet (1956), Douglas Sirk montrait lui aussi un personnage de femme que tout abandonne et qui – loi du mélodrame oblige – renonce à un amour avec un homme plus jeune en cédant au conformisme social et familial. Les différences d’époque et de pays, de genre et de style, n’effacent pas un sentiment de proximité morale, d’autant plus qu’il y a aussi un jeune homme dans L’Avenir.
Ancien élève de Nathalie, Fabien (Roman Kolinka) est normalien et philosophe. Un sentiment d’amitié et de dette le lie à son ancien professeur. Quand il plaque tout pour tenter une expérience communautaire dans le Vercors, il ouvre un instant à Nathalie l’espace d’une alternative, mais la tentative tourne court. Ces séquences montagnardes sont moins convaincantes. La cinéaste aime à changer d’air dans ses films (on pense aux moments allemands et ardéchois dans Un amour de jeunesse) et ces respirations creusent souvent l’espace du romanesque ou de l’autobiographique ; elles apparaissent plutôt ici comme des « trous d’air » où l’on hésite entre traits d’époque et justification de l’absolue solitude de l’héroïne. Son second voyage la voit se délester d’un ultime bagage, le chat hérité de sa mère, hypocondriaque dont la mort a quand même bien voulu. Il faut d’ailleurs remarquer que, de Breakfast at Tiffany’s à L’Avenir en passant par Inside Llewyn Davis, le félin domestique constitue l’objet encombrant préféré du cinéma, particulièrement doué pour imposer sa présence. Nathalie parvient cependant à s’en débarrasser : orpheline, divorcée, lâchée par son éditeur, il lui reste l’ineffable plaisir d’être grand-mère.
On pourrait, certes, lire L’Avenir comme une apologie de la liberté, Nathalie n’ayant plus qu’à se soucier d’elle-même. Préférant la force du négatif à la tradition de l’exercice spirituel, le film répond par lui-même en un plan magnifique qui dit tout – c’est-à-dire : no future. De retour du Vercors, Nathalie remonte un store pour donner du jour à son salon mais, au lieu du soleil, c’est un fondu au noir qui s’empare du champ. Rideau.
Marc Cerisuelo