Cette expression est signée Jean-Luc Godard, qui consacra un beau moment de ses Histoire(s) du cinéma à l’évocation de It’s All True d’Orson Welles et surtout de L’École des femmes de Max Ophuls, en passant par plusieurs Don Quichotte : films maudits ou, pour reprendre l’expression plus sobre de Jean-Louis Jeannelle, œuvres « inadvenues ». Le jeune et brillant professeur de littérature à l’université de Rouen est aussi plus qu’un simple amateur de cinéma. Dans le présent livre, le critique littéraire, animateur (avec d’autres) du site Fabula, allie ses deux domaines de compétence, la littérature française du XXe siècle et la poétique du cinéma.
Spécialiste reconnu de l’œuvre d’André Malraux, auteur à qui il a consacré quatre ouvrages (dont le récent Cinémalraux, Hermann, 2015, complément indispensable de Films sans images), Jean-Louis Jeannelle va bien au-delà de la génétique des textes cinématographiques, même si son ouvrage démontre avec force la vitalité d’un champ de recherche initié en France par Jean-Loup Bourget, Daniel Ferrer et François Thomas. Il dépasse l’horizon d’attente de la discipline en fondant d’abord son propos sur une pensée des liens en quelque manière consubstantiels de la littérature et du cinéma. Une telle position théorique doit être bien comprise : il ne s’agit pas de se livrer à une « défense de l’adaptation » – fût-elle une inadaptation –, et encore moins de reconduire les vieilles lunes de la vassalité du cinéma à l’art littéraire.
Cette attitude a pu être portée avec un certain panache en un temps où Julien Gracq fustigeait le septième art dans En lisant, en écrivant, et ce n’est sans doute pas le fruit du hasard quand, un « grantécrivain » inspirant l’autre, il reprenait une pensée de Malraux se demandant « s’il pourra exister un jour une culture basée sur la cinémathèque ». La réponse de Gracq, fondée sur le (pauvre selon lui) souvenir que l’on a des films, se révélait sans appel : le film était jugé « non soluble dans le souvenir ou à la rêverie […] non psychodégradable ». Et Gracq de recourir, au sujet de l’adaptation, à des formules frappantes, comparant Gérard Philipe, « dans la Chartreuse », à « jockey démonté […] Le livre s’est secoué de lui, et, libre, il galope loin ». Oui, cette attitude n’était pas sans grandeur, mais elle s’est révélée fausse à l’usage car le film et le roman ont en partage le recours à la fiction. Truisme ? Certes non. Le film de fiction est le genus proximum du roman, un art puissamment littéraire en cela qu’il a recours aux mêmes procédés – l’épique et le dramatique – tendant à l’immersion du lecteur comme du spectateur dans le récit. Jean-Louis Jeannelle s’inscrit résolument dans un mouvement de renouveau théorique qui refuse de voir cinéma et littérature se regarder en chiens de faïence. Et il prouve le mouvement en marchant quand il choisit l’objet paradoxal des œuvres inadvenues, des inadaptations, des films adaptés d’un roman qui ne verront jamais le jour.
La Condition humaine est à cet égard mieux qu’un exemple : à la fois un paradigme et une odyssée, le lieu idéal d’où penser à nouveaux frais l’adaptation et une histoire incroyable qui se répète au fil des décennies : Jean-Louis Jeannelle articule ainsi théorie et histoire afin de sauver de l’anecdote ou du moment de biographie une entreprise inaboutie qui vaut largement des dizaines de bandes achevées parfois bien dispensables. Résumons pour comprendre : le succès international du livre publié en 1933 – qui clôt une trilogie inaugurée par Les Conquérants en 1928 et poursuivie par La Voie royale en 1930 – conduit Malraux à travailler à une adaptation dès 1934 avec Eisenstein ; « l’éventualité d’une adaptation soviétique écartée » (Films sans images, p. 103), le projet se retrouve sur le bureau de James Agee, qui adapte en 1939 l’épisode du préau – le plus fameux du roman – et en restera là ; ce qui n’est pas le cas de Fred Zinnemann, qui consacre cinq ans de sa vie dans les années 1960 à un projet d’adaptation avec Han Suyin intitulé Man’s Fate, qui ne verra évidemment pas le jour ; mais le non-aboutissement suscite la convoitise du producteur italien Carlo Ponti, lequel fait travailler plusieurs grands cinéastes (Karel Reisz et Richard Brooks, parmi les plus connus), écarte définitivement (en 1977 !) Zinnemann d’un projet finalement accepté – après plusieurs refus – par Costa-Gavras, qui collabore avec le scénariste Lawrence Hauben. Nous sommes en 1979, Mao est mort, le tournage du film en Chine redevient possible. Jon Voight, Al Pacino et Robert De Niro sont contactés. Puis, la normalisation des rapports avec la Chine étant d’actualité, Valéry Giscard d’Estaing annonce à la stupéfaction générale « lors d’une intervention télévisée parmi différentes mesures prévues, une coproduction franco-chinoise… par Costa-Gavras ». Et l’on se retrouvera, après d’autres épisodes, en 2008 avec l’annonce d’une adaptation, évidemment toujours à venir, du cinéaste chinois Lou Ye…
Jean-Louis Jeannelle fait le pari d’une continuité des adaptations depuis 1934 ; il insiste sur le fait que « toutes confirment en le relançant un profond désir de voir La Condition humaine projetée sur grand écran, comme si l’œuvre ne pouvait être entière que redéployée dans le domaine du septième art ». Le postulat est fondé sur l’intérêt incontestable de Malraux pour le cinéma. Loin de l’ire de Gracq à son encontre, Malraux est un authentique écrivain-cinéaste qui, même s’il s’agit d’un hapax, réalisera lui-même dès 1938-1939 Espoir, sierra de Teruel, adaptation du roman publié en 1937. Dans la plus pure tradition de la critique d’art initiée par Diderot, qui se mit à l’écriture des Salons « pinceaux et brosses à la main », Malraux enchaîne avec la publication de l’unique vrai texte de théorie du cinéma écrit en langue française à son époque. Publié dans Verve en 1940, « Esquisse d’une psychologie du cinéma » présente une esthétique du film parlant assortie d’une fort convaincante typologie qui distingue les dialogues d’exploitation, de ton et de scène, ce dernier étant le seul véritablement cinématographique selon l’auteur.
D’autres intuitions de Malraux ont d’ailleurs été confirmées par le devenir du cinéma : parce qu’il est devenu récit, son véritable rival n’est plus le théâtre mais le roman ; en revanche, lorsque le parlant fut inventé, il avait déjà beaucoup emprunté au roman. Dans Cinémalraux comme dans Films sans images, Jean-Louis Jeannelle montre les racines d’un tel intérêt et dévoile les attendus d’une rencontre avec le cinématographe qui prend précisément corps dans les années 1930 au cœur du moment soviétique de l’entreprise. Initiée par Joris Ivens, un temps poursuivie par Dovjenko ‒ incroyable liste, casting infini ‒, c’est finalement le plus grand cinéaste de l’époque qui s’en saisit. De retour d’une longue escapade occidentale qui l’a conduit jusqu’en Californie et au Mexique avec ses amis Tissé et Alexandrov, Eisenstein, tel l’Ulysse de Dante, se verrait repartir mais cette fois-ci aux confins du monde oriental, vers cette Chine où il désire tourner depuis 1925 avec son ami Serge Tretiakov. L’intérêt de cette première partie, déjà considérable en tant que tel, se révèle incontestable pour quiconque s’intéresse à l’évolution politique de Malraux pendant l’écriture du roman, puis du scénario : abandon de la posture anarchisante, adoption de l’orthodoxie, et malgré tout défense de Trotsky. Le travail sur le scénario est révélateur : l’intrigue du projet avec Eisenstein est désormais réorganisée autour de l’épisode du vol des armes et le massacre des communistes chinois se transforme en geste héroïque. La recherche menée à partir de différentes archives et sollicitant les inédits désormais disponibles dans l’édition de la Pléiade est conduite avec une rare rigueur ; elle force l’admiration du lecteur de films possibles qui devient un complice plein de gratitude ‒ car il faut avoir l’esprit bien clair et une plume toujours alerte pour donner vie à un tel matériau. Il en va de même pour les parties hollywoodienne, italienne et française, qu’il convient de déguster en se faisant son petit cinéma personnel, qui vaut parfois bien l’autre à l’heure du débarquement des « franchises » de l’été.
Marc Cerisuelo
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