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L’histoire mouvementée du cinéma français sous la botte nazie

Article publié dans le n°1188 (16 févr. 2018) de Quinzaines

L’enthousiasme que, dans sa préface, Bertrand Tavernier, le plus informé de nos réalisateurs, manifeste pour le livre de l’historienne du cinéma Christine Leteux, on le comprend, on le partage, on désire le communiquer au plus large public possible. Telles sont la richesse et l’impartialité qui nourrissent cette étude de « Continental Films », dont le sous-titre, « Cinéma français sous contrôle allemand », cerne objectivement la nature documentaire.
Christine Leteux
Continental Films. Cinéma français sous contrôle allemand
L’enthousiasme que, dans sa préface, Bertrand Tavernier, le plus informé de nos réalisateurs, manifeste pour le livre de l’historienne du cinéma Christine Leteux, on le comprend, on le partage, on désire le communiquer au plus large public possible. Telles sont la richesse et l’impartialité qui nourrissent cette étude de « Continental Films », dont le sous-titre, « Cinéma français sous contrôle allemand », cerne objectivement la nature documentaire.

Loin des préjugés et des spéculations tendancieuses, Christine Leteux, qui a suivi scrupuleusement les pistes des archives, propose au lecteur fasciné les dossiers d’épuration de tous ceux qui, producteurs, metteurs en scène, comédiens, techniciens, ont participé, de bon gré ou sous la menace, à l’entreprise de captation, par les nazis, de « ces industries de divertissement » qui font le rayonnement international de la Ville Lumière. Selon Goebbels, auquel l’essayiste se réfère, « la propagande, c’était l’affaire de l’Allemagne ; la France devait se contenter du divertissement avec un bon rapport commercial ». Paul Meurisse, alors à ses débuts, voyant passer des soldats allemands sur les Champs-Élysées, prend conscience de l’ampleur du désastre : « Nous étions vaincus, mais à cet instant précis nous comprîmes que l’humiliation escortait la défaite. »

À côté du vichyssois COIC (Comité d’organisation de l’industrie cinématographique), dont le responsable parisien est Guy de Carmoy, paraît Alfred Greven, émané de la UFA et envoyé à Paris par Goebbels pour créer, en octobre 1940, une société de production : la Continental Films ; les deux sociétés ont un point commun : bannir les Juifs des plateaux. Greven semble n’avoir laissé personne indifférent. André Cayatte a vu en lui un « animal humain assez extravagant », le scénariste André Legrand un interlocuteur à la « jovialité dangereuse », Edwige Feuillère une « sorte de mannequin de grand bourgeois », Henri-Georges Clouzot et Jean-Paul Le Chanois un compétent serviteur du cinéma. Il a recours aux services de l’imprésario Robert Beunke pour le recrutement des vedettes ; c’est ainsi qu’ils paraderont ensemble dans le Midi autour de Marcel Pagnol, à la fois propriétaire de studios, producteur et cinéaste. Christine Leteux décrit avec une minutie diligente ces tractations entraînant réalisateurs et comédiens, taraudés par le risque de chômage, à des compromissions dont chacun jugera la gravité à l’aune de critères variables.

Face à cette situation trouble, complexe, sordide, l’historienne remet magistralement les pendules à l’heure, alternant les portraits individuels et les péripéties d’un microcosme où règne une atmosphère de défiance et de délation, comme dans l’ensemble du pays, assujetti ou adhérant aux lois antisémites : il faut « désenjuiver » le cinéma français, selon le critique d’extrême droite Lucien Rebatet. On s’attend au pire. 

Travaillent pour la Continental, avec des engagements idéologiques variés, Decoin, Carné, Christian-Jaque, Tourneur, Lacombe, Gleize, Joannon. D’un côté, Henri Decoin, hostile aux lois raciales, emploie le scénariste Max Kolpe (crédité Colpet), le rémunère et l’aide à passer en Suisse ; de l’autre, Léo Joannon, médiocre fabricant, vole à Jacques Companéez et à Raymond Bernard, ligotés par leur appartenance juive, le scénario du film exploité sous le titre Caprices – Henri Janson le surnomme « la mouche du Boche ». D’abord scénariste et dialoguiste, Henri-Georges Clouzot, bientôt réalisateur du Corbeau (où triomphe Pierre Fresnay, partisan d’un ordre autoritaire mais nullement collaborateur), se lie d’amitié avec Greven et se déclare avant tout anticapitaliste. Quant au chef-d’œuvre qu’est Le Corbeau, il encourt les foudres de la presse collaborationniste et de la presse clandestine : des deux bords, on lui reproche la noirceur avec laquelle il dépeint un village français, modèle réduit du pays, donc antinational. André Cayatte fait partie de la Résistance, tout comme Jean-Paul Le Chanois, de son vrai patronyme Dreyfus ! Même paradoxe pour l’actrice Claude Génia, qui tourne, quoique juive. Abel Gance, quant à lui, est prêt à toutes les compromissions pour poursuivre sa carrière. La grande actrice de l’époque, Danielle Darrieux, bientôt divorcée d’Henri Decoin, effectue-t-elle le voyage de Berlin ? Nul doute, mais c’est pour retrouver son nouvel amant, le diplomate dominicain Porfirio Rubirosa, prisonnier comme ressortissant d’un pays ennemi. Beaucoup de cas sont douteux, mais pas celui d’Harry Baur, tout à fait tragique : sommé de prouver son « aryanité », il est incarcéré et battu avec un tel acharnement qu’il mourra peu après avoir été remis en liberté.

On notera, pour finir, l’humour noir de la situation, qui veut que les studios de Billancourt soient voisins de l’usine Renault, « cible privilégiée des bombardements alliés » causant dégâts et victimes, tout en suscitant « à la fois la peur et l’espérance ». Et l’on observera avec Christine Leteux que cette épuration tant décriée ne fit pas preuve d’une extrême sévérité envers les professionnels du cinéma.

Serge Koster

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