Livre du même auteur

L’imaginaire romain

Article publié dans le n°1138 (01 nov. 2015) de Quinzaines

Le dernier essai de Joël Thomas, professeur émérite de langue et littérature latines, s'inscrit dans la continuité de ses recherches antérieures en adoptant la perspective d'une relecture de l'Enéide de Virgile comme épopée initiatique des origines de Rome, ainsi que des Métamorphoses d'Ovide, poème mythologique par excellence.
Joël Thomas
Mythanalyse de la Rome antique
Le dernier essai de Joël Thomas, professeur émérite de langue et littérature latines, s'inscrit dans la continuité de ses recherches antérieures en adoptant la perspective d'une relecture de l'Enéide de Virgile comme épopée initiatique des origines de Rome, ainsi que des Métamorphoses d'Ovide, poème mythologique par excellence.

Comment expliquer que, par-delà vingt-deux siècles, nous nous sentions solidaires des peurs, des joies et des désirs que connaît Énée, confronté à l’incertitude du risque et à la certitude de l’amour ? C’est qu’Énée est l’archétype de chacun de nous essayant de construire son espace personnel. En tant qu’homo viator, il est à la fois guerrier, passeur et exilé. Comme héros fondateur, il met en ordre le monde, à mesure qu’il progresse dans l’organisation de sa psyché.

Comme le relève Paul Veyne dans sa préface, cet ouvrage contribue à notre compréhension des textes d’une nouvelle discipline, la mythoanalyse de Gilbert Durand, dédicataire de cette monographie montrant quelles sont les assisses profondes, les structures privilégiées de l’imaginaire humain. Ces structures, qui étayent l’Énéide, confèrent à la légende d’Énée (à laquelle les lecteurs antiques croyaient fort peu) sa force de conviction et, pour ainsi dire, sa vérité profonde, source de l’intérêt que nous portons à ses aventures. Dans les aventures d’Énée, émigré et fondateur, s’imposent aussi les mythes du voyageur, du guerrier, de l’amant. Un héros « ne peut pas faire l’économie du voyage, qui lui permet de se surpasser » en surmontant les épreuves qu’il rencontre sur sa route ; en parcourant l’espace, il tisse son propre espace intérieur et les héros fondateurs commencent par se fonder eux-mêmes. L’Énéide se déroule à deux plans : eschatologique et initiatique. Analysant l’imaginaire virgilien, l’auteur expose, dans son introduction, l’apport de Gilbert Durand (1921-2012) en matière de mytho-analyse. En frayant le chemin à un « nouvel esprit anthropologique », Durand voulut mettre fin à l’émiettement positiviste des sciences de l’homme et restaurer, dans le sillage de Bachelard, Mircea Eliade et Henry Corbin, en termes épistémologiques, symboliques et herméneutiques, la plénitude d’un imaginaire transcendantal, dont il a étudié les formes synchroniques à l’aide du « structuralisme figuratif » et les variations périodiques dans la culture dans le cadre d’une « mythanalyse ».

La mythanalyse tente de repérer et de déchiffrer les mythes qui déterminent les imaginaires sociaux d’aujourd’hui. La théorie mythanalytique met en évidence la structure élémentaire du carré parental – le père, la mère, le nouveau- né, l’autre (la société) – pour expliquer le rôle des mythes dans la constitution de notre image du monde et de nous-mêmes, et l’émergence des idéologies dominantes. Aussi le récit mythique est-il vivant car il dit l’histoire du héros et, en même temps, la transmet, non comme un modèle, mais comme un germe à développer en soi. Chez Gilbert Durand, la définition de la charge dynamique et créatrice des symboles est tout aussi forte, innovante  et originale que sa typologie. Pour lui, l’imaginaire est un système, un dynamisme organisateur des images qui leur confère une profondeur en les reliant entre elles. Le mythe est donc une forme symbolique mobile, malléable, mais en même

temps « immortelle », qui renaît de ses cendres quand elle semble avoir été perdue.

Joël Thomas souligne également la théorie de Durand affirmant la complémentarité entre mythanalyse et mythocritique. On l’a dit, la mythanalyse est une méthode d’analyse scientifique des mythes qui en dégage non seulement le sens psychologique, mais aussi le sens sociologique. La mythocritique, quant à elle, se fixe comme objectif d’étudier le mythe dans sa cristallisation littéraire ou iconographique. Ainsi considérée, elle peut être définie comme la mise en évidence, chez un auteur, dans une oeuvre et une époque donnée, de certains mythes directeurs, analysés dans leurs transformations significatives. C’est sur cette distinction (et cette complémentarité) entre mythanalyse et mythocritique que se construit l’axe essentiel de l’étude de Joël Thomas – qui poursuit ellemême une réflexion amorcée dans un ouvrage précédent (L’Imaginaire de l’homme romain : Dualité et complexité).

La monographie de Joël Thomas s’appuie sur une relecture de deux monuments de la littérature antique : Virgile et, en contrepoint, Ovide. Le Moyen Âge ne s’y trompait pas, qui en fit les deux phares de la pensée antique romaine, sauvés du naufrage des textes antiques. Au-delà de l’homme romain, ces deux génies nous parlent de l’homme en général, ils parlent à chacun de nous comme si l’Énéide, les Métamorphoses étaient écrits pour lui. Pour faire le « pont » entre Antiquité et modernité, dont nous faisons d’abord l’expérience empirique, l’auteur emploie une « démarche plus rigoureuse et plus scientifique », en ayant recours à des méthodologies « modernes » pour mieux comprendre l’unité de ce discours mythique.

La deuxième partie s’attache à une mythanalysedu monde antique, en particulier de certains aspects de l’imaginaire antique, à l’oeuvre à la fois dans les mythes et dans l’histoire. C’est pour cela que Gilbert Durand assigne deux rôles différents à l’anthropologue et à l’historien : celui du premier est plutôt de « repérer les synchronies », les constantes de sens ; le second, au contraire, sera plutôt en situation de distinguer les variations qui constituent la diachronie. Selon Joël Thomas, il en résulte qu’une étude globale d’une oeuvre se fondera à la fois sur la récurrence et sur la rupture, puisque l’homme n’avance qu’en réconciliant sans cesse ces deux antagonismes. C’est là que les théories de l’auteur sur la complexité sont précieuses.

Se situant à proximité de la psychanalyse, de la sociologie et de l’histoire, la mythanalyse s’en différencie pourtant nettement : la psychanalyse explore les biographies et les inconscients individuels, la sociologie ne sait pas expliquer la gestation des imaginaires collectifs ; à la différence de la mythologie, qui traite de l’histoire des mythes anciens, la mythanalyse s’intéresse aux mythes contemporains.

Elle postule que les sociétés actuelles nourrissent autant de mythes que les anciennes. Les mythes naissent, meurent et se transforment. Chaque société hérite d’une constellation mythique et opte, selon son histoire, pour des mythes fondateurs de son passé, de son présent ou de son futur. Si possible, elle choisit ceux qui légitiment les valeurs qui lui seront le plus bénéfiques. En ce sens, la mythanalyse fait oeuvre de lucidité critique et éventuellement de thérapie collective.

Comme le souligne Paul Veyne, les historiens et les spécialistes de l’imaginaire des sociétés ont tout à gagner à construire ensemble une relecture plus complexe des mentalités antiques. Dans cette optique, l’étude de Joël Thomas contribue à décrypter les « visages multiples et protéiformes » de ces mentalités saisies dans leurs contradictions et dans leur capacité à dépasser ces contradictions, à s’en nourrir.

Franck Colotte

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