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Article publié dans le n°1081 (01 avril 2013) de Quinzaines

Un recueil de textes critiques entremêlant, les interrogations qui hantent l’œuvre de Manea. Il y explore le dépaysement qui désormais le constitue, la langue qui le traverse, ses camaraderies littéraires, ses lectures lumineuses, les forces inépuisables de la littérature, la résistance obligatoire, les traumatismes féconds qui le disloquent et le recomposent sans fin. L’exil est impossible, nous dit-il, et pourtant…
Norman Manea
La cinquième impossibilité
Un recueil de textes critiques entremêlant, les interrogations qui hantent l’œuvre de Manea. Il y explore le dépaysement qui désormais le constitue, la langue qui le traverse, ses camaraderies littéraires, ses lectures lumineuses, les forces inépuisables de la littérature, la résistance obligatoire, les traumatismes féconds qui le disloquent et le recomposent sans fin. L’exil est impossible, nous dit-il, et pourtant…

Norman Manea demeure traumatisé. Et ses essais, écrits depuis le début de son « transit vers l’inconnu », de ses exils successifs – Berlin puis New York – hors de son pays natal, de la langue qui l’a impitoyablement « formé et déformé », témoignent d’une déchirure intérieure, d’une marque indélébile. Il lui faut impérieusement s’extraire de la violence extrême qui menace de l’engloutir pour découvrir ce que les mots portent de la nature du monde, des souffrances et des espoirs que nourrit la littérature, ce qui est « impossible » et qu’il s’efforce de faire advenir, résistant opiniâtre, héraut d’une autre langue qui se pense depuis les confins, déplacée, réinvestie.

1987-2012. Long moment de vie au bout du monde d’un « exilé au pays des exilés », période décalée, déportée, altérée par « l’expérience violente de l’exil », dont l’écrivain réfléchit les implications intimes et théoriques, salvatrices et maléfiques. Dans le cours sinueux de sa prose critique inimitable (1), il redit, avec conviction, les rapports compliqués qu’il entretient avec son histoire, la nature profonde de l’écriture, les spectres qui s’y agitent comme des ombres antérieures, son obligation de travailler une langue devenue son unique « domicile », de penser toutes les relations qui le retiennent et le libèrent, de comprendre la « rupture » qui le fonde, d’« exposer ses vieilles cicatrices à la cosmogonie du nouveau rivage », de reconnaître le pouvoir de la littérature.

La Cinquième Impossibilité – qu’il ajoute aux quatre assertions de Kafka dans une lettre fameuse à Max Brod – consiste en une « menace » qui enjoint à la « survie », une forme d’ultime résistance qui entreprend l’existence de Manea sous les angles d’un passé qui revient toujours et d’un avenir perpétuellement incertain. Son recueil célèbre une manière d’instant présent, lumineux, que résume bien le conseil que lui donnait Saul Bellow : « profite de la distance ». Le livre englobe ainsi l’épaisseur d’une vie et organise un parcours de la juste distance – avec soi-même, les langues, le temps, les lieux, les livres. Tout y tourne autour du pivotement de l’exil, sa transfiguration, ses conséquences inconfortables et fécondes. Il conforme un exercice de l’esprit qui ne cesse de reconsidérer la biographie d’un homme qui porte en lui un chaos presque incroyable, de les allier pour leur constituer un espace propre, que son écriture, qui fait se mêler la confession la plus crue à l’abstraction érudite, transmue en grâce.

Norman Manea, avec constance, semble se réapproprier infiniment les mêmes questions inépuisables, d’obscurs revers qui reconduisent les mêmes troubles, l’instabilité qui ne cesse de le tourmenter, de l’exposer et de poursuivre son investissement de « l’autre côté ». « L’exil est une dislocation et une dépossession qui atteint l’être au plus profond de lui », écrit-il dans l’essai qui constitue le nœud du recueil et rassemble, seulement troublé par les sursauts de sa mémoire, l’univers à l’aune de la fiction. Devenu écrivain, ayant « découvert le miracle des mots », écoutant « une voix qui était et n’était pas la mienne », il ne cesse d’interroger sa langue « placenta », sa déportation dans un ailleurs nécessairement instable, extrêmement mobile, et son inaltérable primauté. Empruntant la figure de l’escargot, il réitère l’ambiguïté d’une vie rendue possible par son impossibilité même. « J’avais tout de même emporté avec moi la langue, ma maison, comme un escargot. Elle continuerait de m’être premier et ultime refuge, domicile enfantin et immuable, lieu de survie. » Manea, en sa coquille de langage, est parvenu à maintenir un équilibre précaire, hanté toujours par un implacable danger, qui rend possible le mouvement même de sa pensée, d’un passage inabouti et fécond, d’une radicalité sensible, lui imprimant un mouvement approfondi. « La langue exilée devient progressivement la langue de l’exil dans la mesure où l’exilé se réoriente du conjoncturel à l’essentiel. »

L’essentiel, qui habite à la fois les réflexions de l’écrivain sur sa vocation, ce qu’il a trouvé dans « la grande aventure des pages », la confraternité qui ordonne son rapport au monde, la transformation qu’il subit, devenant « lui-même littérature, lui donnant ainsi sa permanence, faisant d’elle la matière de toute son existence, la maladie et la thérapie, le sacrifice, sa passion et son pari ». « À la croisée des cultures », réfléchissant les questions politiques et morales majeures de son temps – passage d’un monde à l’autre –, Manea fait effectivement le pari d’une vie neuve, enrichie, le pari d’une conjuration de la ténébreuse douleur et de la perte ineffable. Entreprenant, dans un mouvement constant, les écrivains qu’il admire, il ressasse ses questionnements intérieurs – ceux d’une œuvre courageuse – en les glissant au plus près des leurs.

Peu de pages plus aigues que celles qu’il consacre à Sabato, Celan ou Fondane, au « murmure post mortem des deux poètes errants », peu d’approches plus originales que celles qui soutiennent sa réflexion sur Philip Roth, Anne Frank et Selma Meerbaum, peu de tendresse plus manifeste que celle qui se déploie dans les pages consacrées aux « maîtres contemporains », Tabucchi qui l’entraîne dans « une extraordinaire incursion dans le mystère de l’art, attendant comme la Belle au bois dormant le regard omniscient, capable d’activer les valences secrètes de l’existence », ou Magris, le « camarade subtil » qui répète qu’« écrire, c’est “transcrire” quelque chose de plus grand que nous »… La circulation critique qu’adopte Manea est troublante d’efficacité : tout se recoupe pour produire une cohérence qui dépasse la ponctualité et rend possible la pensée d’un langage déplacé et reconstitué. Il sourd de cette Cinquième Impossibilité une inquiétude et une euphorie qui rappellent que la littérature est « baume et blessure à la fois », que « ni la vie ni la Poésie n’existent en dehors de la rencontre », que la survie est certes impossible mais qu’il faut impérieusement la poursuivre, que sa seule modalité est le départ perpétuel, lorsque l’exil infini, « l’exil proprement dit, l’exil réitéré et radicalisé devient, en fait, le symbole le plus expressif de l’impossibilité », et qu’il faut l’assumer.

  1. Nous pensons à l’admirable Les Clowns : le dictateur et l’artiste (Seuil, 2009), qui développait une écriture critique audacieuse, à la fois composite et littéraire.
Hugo Pradelle