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Un récit autrichien

Werner Kofler est l’un de ces grands écrivains autrichiens, comme Thomas Bernhard ou Elfriede Jelinek, pour qui l’écriture est une protestation passionnée contre la dégradation du monde par l’argent, la lâcheté, le consentement au nazisme, la complicité latente avec le crime secret et confortable.
Werner Kofler
Trop tard. Suivi de Tiefland, Obsession et d'un hommage d'Elfriede Jelinek
Werner Kofler est l’un de ces grands écrivains autrichiens, comme Thomas Bernhard ou Elfriede Jelinek, pour qui l’écriture est une protestation passionnée contre la dégradation du monde par l’argent, la lâcheté, le consentement au nazisme, la complicité latente avec le crime secret et confortable.

Il écrivit de nombreux romans et pièces de théâtre qui tous, avec passion et véhémence, dénoncent la société actuelle livrée à la destruction par la spéculation et l’assentiment général, qu’il décrit avec amertume et une véhémente tristesse dès son premier livre Guggile (1975). Trop tard, le dernier livre de Kofler, paru en 2010, un an avant sa mort à l’âge de soixante-quatre ans, est comme un résumé de l’ensemble de son œuvre. Tout tourne autour de Villach, sa ville natale où il situe toutes les compromissions avec le « ni vu ni connu » qui entoure par exemple les opérations immobilières qui vont détruire le paysage.

Mettre les Autrichiens, et pas eux seulement, en présence de leur aptitude à ne pas voir ce qui crève les yeux concerne tout lecteur. L’horreur confortable est partout présente dans l’inventaire que l’écrivain fait à sa table selon ce qu’il découvre dans la presse locale : « le pied fauché dans son sommeil », ou bien « En transportant une œuvre d’art, un sculpteur écrasé par sa propre sculpture en bois, c’est déjà mieux, on dirait que l’art produit quand même des effets, mais c’est trop rapide, trop raide ; et un paysan, donné en pâture à des chiens… », ou bien encore : « Tué pendant qu’il joue de l’orgue » ; c’est sur ces notations, d’une terrible drôlerie, que s’ouvre ce livre où s’entrecroisent plusieurs récits qui révèlent le fond même de la réalité sociale. Les « faits divers » sont évoqués dans un mélange volontaire de style, soit ironiquement administratif, soit purement oral. Werner Kofler procède, comme le dit Bernard Banoun dans sa postface, par « instantanés photographiques ». La langue fait voir.

C’est à une mise en scène de la langue allemande que le lecteur assiste, telle qu’elle est utilisable pour feindre, cacher et en même temps commettre. Il faut noter à cet égard une traduction non seulement précise mais qui a su, dans une langue orientée tout autrement, reproduire très exactement la nature, le rythme du texte original. Le cynisme du récit n’est pas le fait de l’auteur, mais celui des comparses eux-mêmes, qui font comme s’ils ne voyaient rien. Quelques détails géographiques suffisent à situer un monde quotidien sordide où tout est détruit par la promotion industrielle qui, en particulier, entraîne la « ruine d’enfance ».

ll y a dans ce livre de Kofler une désespérance énergique, une façon toute naturelle de faire front contre toute forme d’oppression, un aspect rétif bienfaisant, et qui montre que la littérature n’est pas là pour faire ambulance. Kofler est un « mauvais esprit » comme le disent les jésuites des « désobéissants » qui hélas se raréfient en notre temps de grandes soumissions aux appartenances.

Trop tard est suivi d’un autre texte de Kofler et de même sinon de plus grande portée encore ; on s’y éloigne de la petite délinquance locale, celle qui porte en elle, comme possible à chaque instant, le nazisme. On la voit cette fois en exercice, en grand, dans Tiefland, obsession qui décrypte, à sa façon incisive et irréfutable, le film du même nom, tourné entre 1940 et 1944, en toute connaissance de cause par Leni Riefenstahl avec des Roms et d’autres prisonniers extraits des camps de concentration où ils ne tarderont pas à être renvoyés. Avec un humour dévastateur, Kofler démonte la supercherie criminelle du tournage de ce film censé montrer la place du village de Roccabruna, en réalité tourné quelque part en Bavière par des acteurs enfants, tous destinés à l’extermination et dont Kofler énumère les noms : « On redescend vers la plaine espagnole, dans la basse plaine du cinéma allemand, dans le village de ROCCABRUNA à Krünn en Bavière, au pied du massif des Karwendel, on redescend vers le château, le moulin, le puits du village, la taverne, là où s’exerce le pouvoir du marquis Don Sebastianao, honni et endetté jusqu’au cou, Bernhard Minetti dans le rôle de sa vie, au sommet de son art. » Car Bernhard Minetti, qui fit une belle carrière sous le régime nazi, fut lui aussi de la partie. Ce film fut présenté en 1954 à Cannes avec la bénédiction de ce brave Jean Cocteau qui, président du jury, « réalisa le texte des sous-titres », bien sûr en toute ignorance et sans se poser les questions qui ne risquaient pas de lui venir.

Le livre se termine par un hommage d’Elfriede Jelinek à Kofler, où elle rappelle que les jeux sont faits : « mais combattre le pouvoir en Autriche, c’est comme vouloir retirer un à un les ingrédients d’une pâte déjà préparée » ; il n’en demeure pas moins que l’insubordination individuelle est une nécessité vitale.

Georges-Arthur Goldschmidt

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