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La ferveur de vivre

Article publié dans le n°1185 (16 déc. 2017) de Quinzaines

Mercredi 15 novembre 2017 à 19 h 30 : le journaliste de France Info annonce la mort de Françoise Héritier, qui s’est éteinte le jour de ses 84 ans. Je m’autoriserai ici un détour personnel qui, pour être anecdotique, me semble mener à un aspect humain, très humain, de la personnalité de l’anthropologue, successeur émérite de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, maître auquel elle doit d’avoir opté pour l’« embranchement » de l’Afrique.
Françoise Héritier
Le Sel de la vie (Odile Jacob)
Françoise Héritier
Au gré des jours (Odile Jacob)
Mercredi 15 novembre 2017 à 19 h 30 : le journaliste de France Info annonce la mort de Françoise Héritier, qui s’est éteinte le jour de ses 84 ans. Je m’autoriserai ici un détour personnel qui, pour être anecdotique, me semble mener à un aspect humain, très humain, de la personnalité de l’anthropologue, successeur émérite de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, maître auquel elle doit d’avoir opté pour l’« embranchement » de l’Afrique.

J’ai rencontré Françoise Héritier en 2001, dans le cadre du Printemps du livre de Cassis, qui se déroulait durant le week-end et qui consistait en débats autour des œuvres des auteurs invités. La concernant, il s’agissait d’ouvrages majeurs de sa recherche : Les Deux Sœurs et leur mère (Odile Jacob, 1994), dédié à Claude Lévi-Strauss et traitant du tabou de l’inceste, et Masculin/Féminin (Odile Jacob, 1996), consacré à la « pensée de la différence », centrale dans notre actualité. À quoi s’ajoutèrent les deux volumes sur la violence issus de son séminaire. Sa « chaire d’études comparées des sociétés africaines », loin de la figer dans une attitude dogmatique, renforçait le rayonnement qui émanait de ses propos.

Parmi les thèmes abordés figurait celui de l’« inceste du deuxième type », désignant le partage d’un même partenaire par une mère et sa fille ou par deux sœurs. J’évoquai alors le personnage de Phèdre qui, épouse de Thésée, avait reçu son pénis et, emportée par la passion, brûlait du désir de recevoir le pénis d’Hippolyte, fils d’un premier lit de Thésée. Y avait-il là aussi la sorte d’inceste qu’elle décrivait ? Cet échange motiva son souhait de lire mon étude sur Racine. Voici le courrier reçu par moi quelques semaines plus tard, en date du 10 juin 2001 : « Merci de n’avoir pas oublié votre promesse. J’aime beaucoup votre écriture faite d’intimes réflexions et de révolte. J’aime votre évocation de Louis Marin et la manière dont vous liez Phèdre à L’Origine du Monde. / Merci encore. / Croyez tous deux en mon grand souvenir de ces jours agréables. / Françoise Héritier. » 

C’est, à mon sens, la même voix, chaleureuse et sensuelle, qui se fait entendre dans les derniers livres de Françoise Héritier, qui s’est joyeusement adonnée à l’autobiographie : Le Sel de la vie et Au gré des jours. Là encore, son inspiration porte une marque originale : nul encadrement chronologique, mais un lâcher de bride qu’elle nomme une « fantaisie », une « énumération », « une simple liste, en une seule grande phrase, qui est venue ainsi toute seule par à-coups, comme un grand monologue murmuré », une sorte de rivière qui charrie dans son courant les événements et les émotions de son existence, un matériau où chaque lecteur peut se reconnaître. Cette « Lettre à un ami » est insérée dans le temps de la vieillesse et exhibe la date de sa rédaction : 2011 pour le premier opus, 2017 pour le second. Je fournis ces précisions le cœur serré, en imaginant l’épistolière toute proche de sa fin, sans que rien de funèbre n’imprègne l’œuvre. Le Sel de la vie tient cette gageure jusqu’à son terme. Sa mémoire restitue sans défaillir les fragments constitutifs d’une vie, de toute vie. À certains égards, un rapprochement s’impose avec Je me souviens, décliné par Georges Perec en un merveilleux plan-séquence scandé en courts énoncés (les coups de pédales de Sami Frey dans la transposition scénique) qui différencient formellement les deux entreprises. J’observe toutefois la récurrence du verbe « se souvenir » dans la prose de Françoise Héritier, qui délivre la finalité d’un récit à valeur universelle : « Il s’agit tout simplement de la manière de faire de chaque épisode de sa vie un trésor de beauté et de grâce qui s’accroît sans cesse, tout seul, et où l’on peut se ressourcer chaque jour », partageant avec nous sa ferveur de vivre, délicieusement contagieuse.

Au gré des jours est la continuation, dans une première partie intitulée « De bric et de broc », de cette procédure affranchie de toute contrainte et propre à éveiller de multiples échos au sein du lectorat élargi de l’anthropologue, heureuse de dialoguer avec un public insoupçonné, « sensible à une simplicité ludique, sans voyeurisme ni exhibitionnisme, mettant en valeur ce qui n’est souvent ni perçu ni retenu comme important et dont cependant la révélation non seulement nous apporte un bonheur intérieur, mais nous constitue dans notre identité même ». Une seconde partie, intitulée « Façonnages », recourt à une organisation plus méthodique, plus rationnelle, plus construite et tout aussi passionnante. On y découvrira par exemple une présentation surprenante de Claude Lévi-Strauss ; la relation de ses expériences d’ethnologue au Burkina Faso (ex-Haute-Volta) vibre de son extraordinaire engagement pour la cause affective autant qu’au service de la connaissance. Roman de formation, document anthropologique, galerie de portraits, peinture de milieux divers, notre curiosité trouve ici amplement son compte.

Alors, Françoise Héritier qui venez de nous quitter, nous ne vous quittons pas, chacun d’entre nous heureux de « se souvenir que l’on aimait tellement Django Reinhardt et Louis Armstrong et Billie Holiday », et revivant vos impressions lorsque vous nous conviez à descendre « souvent en hiver la rue de Rome vers le lycée Racine » – là où commençait un parcours bientôt changé en destin.

Serge Koster

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